Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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Racine (Jean) (suite)

Un tragique intériorisé

Dans le théâtre de Racine, le conflit tragique naît, le plus souvent, d'une contradiction dans les sentiments ou les attentes des personnages. Ceux-ci ne sont pas, comme c'était le cas dans l'œuvre de Corneille, jetés hors d'eux-mêmes par une conjoncture politique déchirante : ils sont d'abord divisés par un conflit intérieur. Le conflit politique, présent, intervient comme un révélateur, un catalyseur, du conflit intime.

   Dès la première tragédie, la Thébaïde ou les Frères ennemis, on assiste à une lutte fratricide qui résulte de la haine que se vouent Étéocle et Polynice, et qui provoque la guerre civile. Les frères ennemis se combattent jusqu'à la mort malgré les supplications de leur mère Jocaste et de leur sœur Antigone, et le noble dévouement de leurs deux cousins.

   Dans Andromaque, la question politique (menace de guerre entre Pyrrhus et les autres rois grecs) naît de la contradiction où se trouve enfermé Pyrrhus, tenu d'un côté par la promesse de mariage qu'il a faite à Hermione, et attiré de l'autre par l'amour pour sa captive Andromaque. Le sujet tiré d'un passage de l'Énéide (III, 292-332) de Virgile – et nuancé par des emprunts à Homère, à Euripide et à Sénèque et aux schémas de la pastorale – permet à Racine de mettre en œuvre son art de « géomètre » de la psychologie. Oreste aime Hermione, qui aime Pyrrhus, qui aime Andromaque, qui elle-même n'aime que le souvenir d'Hector, qui revit dans leur fils Astyanax. Tout ce qui se passe à l'un des maillons de la chaîne se répercute immédiatement d'un bout à l'autre. En amont de cette chaîne, Troie en flammes ; en aval, la mission d'Oreste. Il n'y a là aucun « destin », aucune passivité : ce sont les personnages et la violence de leurs passions qui font l'événement.

   Dans Britannicus, le conflit réside dans l'hésitation de Néron entre le rôle d'empereur exemplaire que sa mère, puis ses conseillers, veulent lui faire jouer, et le désir qu'il éprouve d'une existence autonome – désir que la puissance impériale lui permet de satisfaire sans bornes. L'auteur, s'inspirant de Tacite, s'avance ici sur un terrain typiquement cornélien : la politique romaine. Les personnages les plus marquants sont Néron, « monstre naissant » comme le dit la Préface, et Agrippine, amoureuse du pouvoir, et donc jalouse de celui qu'elle exerce sur son fils. Néron cache encore sa haine sous les caresses, et démasque sa mère avec les raisonnements les plus polis. Narcisse, âme damnée du futur despote, l'aide à se découvrir tel, tandis que Burrhus, belle âme vertueuse, joue les utilités. Avec la mort de Britannicus se décide le sort d'Agrippine : comme le disciple triomphe du maître, Néron triomphera d'elle ; la voix du sang mène ici au parricide.

   De façon plus évidente encore, Phèdre est la tragédie d'une femme partagée entre sa passion illégitime et ses devoirs. La lutte du jour et de la nuit, de Minos, roi du labyrinthe, et de Pasiphaé, fille du Soleil, de la conscience du mal et de l'incapacité de bien faire est le sujet véritable d'une pièce qui pivote tout entière autour du personnage de Phèdre, dévorée de passion, consciente de ses fautes, mais incapable d'en assumer la responsabilité, écrasée par la Fatalité qui triomphe. C'est la plus « grecque » des pièces de Racine, par son lyrisme et parce que le poète y retrouve le sens du sacré, essentiel à la tragédie antique.

   Même les pièces où un problème politique se trouve d'emblée mis au premier plan reposent, pour leur dynamique proprement tragique, sur de telles contradictions intérieures. Dans Bérénice, Titus hésite entre deux images de lui-même : celle de l'empereur exemplaire, qui lui donnerait place dans l'Histoire, et celle de l'amoureux comblé, épousant Bérénice ; il a le pouvoir d'imposer à Rome son mariage avec Bérénice, au moins une liaison plus ou moins secrète, mais il s'interroge, plus profondément, sur ce qu'il « est » et désire être.

   Dans Iphigénie, Agamemnon est soumis à un impératif politique : il doit accomplir le sacrifice que les dieux exigent pour que la flotte grecque puisse prendre la mer, mais il ne parvient pas à décider entre son désir de gloire, ses sentiments de père et d'époux. Alors qu'Iphigénie marche résolument au sacrifice, le devin Calchas annonce qu'Ériphile, jeune captive d'Achille, est aussi fille du sang d'Hélène et que c'est elle qui doit mourir. Ériphile se tue ; Iphigénie est sauvée. Ce dénouement va d'ailleurs dans le sens d'un vrai tragique, puisqu'il est tiré « du fond même de la pièce » : où l'unité d'action rejoint directement la nécessité tragique et où la tragédie racinienne répond à la fois aux observations de Saint-Évremond sur le caractère barbare des sujets tirés de la mythologie grecque, et à l'affadissement du mythe par le drame lyrique à succès de Quinault et de Thomas Corneille. Les interventions divines sont interprétables, et interprétées, en termes humains. La poésie, au théâtre, peut s'inspirer du merveilleux et de la religion, mais elle ne peut se laisser investir par eux sans y perdre sa vraisemblance, et donc sa crédibilité.

   Aussi les événements et des délibérations proprement politiques, s'ils sont nombreux et décisifs, sont-ils peu présents sur scène : ils jouent « en coulisse », dans les entractes, et sont présentés à travers des récits. Ce que Racine donne à voir sur scène, ce sont les tergiversations, manœuvres et retournements, qui naissent des conflits intérieurs.

   Racine a fait de la simplicité d'action un des ressorts essentiels de sa dramaturgie  De la sorte, il prend dans sa plus grande rigueur la règle de l'unité d'action : non seulement il vise l'unité, mais la simplicité. En montrant des hommes confrontés non à des forces extérieures, mais à eux-mêmes, en faisant des passions, et singulièrement de la passion amoureuse, la forme du Destin, il peut aisément concentrer les faits et l'attention sur une décision cruciale, et organiser toute sa pièce autour de ce pivot. Bajazet est à cet égard exemplaire : que Bajazet renonce à son véritable amour et se donne à Roxane, il obtiendra du même coup le trône ; qu'il soit fidèle à son amour, et il mourra. Toute l'intrigue repose alors sur les mouvements qui l'agitent pour parvenir à la décision, et sur les efforts de ceux qui l'environnent pour infléchir ce choix.

   Pour autant, le théâtre de Racine n'est pas pauvre en événements. Il se déroule en un lieu clos (le palais, la chambre, le sérail) où toute parole porte, où chaque mot est un acte. Mais, de l'extérieur (divisé lui-même en deux domaines, l'antichambre où coexistent langage tragique et langage du monde, où circulent messagers et confidents, et le monde, qui échappe aux regards et qui n'apparaît que métamorphosé par le langage), surviennent des nouvelles, des changements, qui provoquent les péripéties : ordre de mettre à mort Bajazet, retour de Thésée dans Phèdre, attaque des Romains dans Mithridate. Si ce théâtre use parfois de scènes très statiques, avec de très longues répliques, ce sont autant de « morceaux de bravoure », visant à capter l'attention du spectateur par le travail du texte, en réduisant à leur strict minimum les effets de mouvement. En un mot, les pièces de Racine, qui abondent en actions, restent simples en ce qui concerne l'« action », c'est-à-dire la conduite de l'intrigue.

   Cette dramaturgie fait une place essentielle à la cruauté : elle détaille volontiers les souffrances qu'encourent les protagonistes, au cours de la conquête de leur décision, et surtout les souffrances que toute décision ne manque pas de provoquer sur ceux qui en sont touchés. Mais la cruauté réside aussi parfois dans les caractères mêmes des personnages : égoïstes, ils cherchent leur satisfaction jusques et y compris dans la souffance d'autrui. Il y a à l'évidence un certain « sadisme » dans le Néron de Britannicus, dans la Roxane de Bajazet, chez Mithridate, et les personnages cruels sont présents encore dans les tragédies bibliques : Aman dans Esther, Nathan dans Athalie. Le personnage même d'Athalie représente une variante riche d'enseignements : reine cruelle, elle est aussi lasse d'assumer les cruautés que l'Histoire l'a obligée à commettre. Un désir de rompre avec un passé noir et d'effacer les horreurs qu'il recèle est présent chez elle. Il était déjà perceptible chez Pyrrhus dans Andromaque : cruauté ultime que les souffrances du cruel qui ne peut plus échapper à sa propre image. Par là, Racine atteint à une extrême ambiguïté. Des personnages tels que Néron, Roxane, Mithridate sont des êtres de duplicité. Ils utilisent le double langage comme moyen pour leurs actions, mais en sont à leur tour prisonniers. Dans certains cas, ils se révèlent faibles et peu justifiables, comme Agamemnon. Enfin, il recourt constamment au procédé traditionnel de l'ironie tragique : un personnage prononce des paroles ou prend une décision qui, parce qu'il ignore certaines données essentielles, vont aboutir à un effet inverse de celui qu'il recherche. Ces diverses formes par lesquelles la cruauté assure son emprise dans le théâtre racinien le rendent éminemment apte à produire la catharsis : chez le spectateur se trouve sollicitées la terreur et la pitié, dont le spectacle doit être un lieu de libération pour que les comportements dans la réalité en soient moins fortement affectés.

   Ni théâtre de la force ni théâtre de l'amour, le théâtre racinien est plus essentiellement un théâtre de l'intervention de la force au milieu d'une relation amoureuse. L'univers racinien se déploie selon les axes transgression/répression, bourreau/victime : ce qui explique à la fois les divisions binaires et symétriques, les « couples » raciniens – la faiblesse et la force, principe femelle (Junie, mais aussi Bajazet) et principe mâle (Néron, mais aussi Roxane) – et l'union dans un même héros de la lucidité et de la passivité. De là découle l'aspect profondément « sacré » du théâtre de Racine et, dans cette perspective, Esther et Athalie constituent bien le couronnement nécessaire de l'œuvre et non des pièces de circonstance.