enfance et jeunesse (suite)
L'entre-deux-guerres : atonie de la production française
L'entre-deux-guerres est marquée par une série de crises dont les échos se font sentir jusque dans les livres et les journaux destinés aux enfants. La diversité des publics est maintenant un phénomène massif, auquel les éditeurs doivent apporter des réponses. Hachette, qui a racheté le fonds Hetzel en 1915, est devenu le plus puissant éditeur de livres pour enfants. La maison adopte une double stratégie : rééditer des romans pour le marché traditionnel de la bourgeoisie, inventer des petits livres peu coûteux et très illustrés pour ce nouveau public à conquérir. C'est elle par exemple qui reprendra sous forme de livres les dessins animés de Walt Disney (Mickey) à partir de 1931. Dès le lendemain de la guerre, Hachette réédite la comtesse de Ségur, Zénaïde Fleuriot, Joséphine Colomb. Il imagine même pour les deux premières une collection « Ségur-Fleuriot ». Mais, dans le même temps, il récrit plusieurs romans de Ségur pour en donner une version « allégée » et illustrée de couleurs vives par André Pécoud et Félix Lorioux. Il crée en 1924 la « Bibliothèque verte », qu'il ouvre avec Jules Verne. On trouve toujours disponibles les romans de Louis Boussenard, de Gabriel Ferry, de Gustave Aymard et de Paul d'Ivoi. C'est du côté du roman contemporain que l'invention marque le pas. Trois romancières s'attachent avec un bonheur inégal à renouveler « le roman pour filles ». Magdeleine du Genestoux publie une trentaine de romans, tous oubliés aujourd'hui. Trilby (Marie-Thérèse de Marnyhac) s'attache à concilier ancrage chrétien et ouverture sur le monde moderne. L'héroïne de Moineau, la petite libraire (1936) déclare qu'elle veut être « une petite fille modèle non pas comme celles de Mme de Ségur, mais être une petite fille moderne et modèle tout à la fois ». Trilby publiera chez Flammarion 36 romans entre 1935 et 1961. L'innovation est plus nette dans les romans de Colette Vivier. La Maison des petits bonheurs (1940) met en scène des milieux populaires (ces oubliés de la littérature de jeunesse) et crée un point de vue enfantin en optant pour la forme du journal intime. Les romans de Charles Vildrac se situent entre l'utopie (l'Île rose en 1924, illustrée par Edy-Legrand et éditée chez Tolmer), la fantaisie animalière (les Lunettes du lion, 1932) et l'ancrage social. Vildrac écrira deux romans scolaires à la demande du syndicat des instituteurs, Milot (1933) et Bridinette (1935), d'une laïcité sans faille. À côté des inévitables romans de l'épopée coloniale, la maison Alsatia – qui est proche de la droite française – va innover en créant avec « Signe de piste » la première collection pour adolescents. Dès sa création en 1937, elle publie le Bracelet de vermeil de Serge Dalens ; suivront le Prince Éric en 1940 et la Mort d'Éric en 1943.
Les milieux intellectuels de la bourgeoisie réagissent à ce qui leur apparaît une atonie ou une décadence – c'est selon – de la production destinée aux enfants. Dès 1928, le Figaro lance un bimensuel, les Enfants de France. Jean Nohain crée l'année suivante l'hebdomadaire Benjamin. C'est en 1932 que l'universitaire Paul Hazard regroupe une série d'études sous le titre Des livres, des enfants et des hommes. Les premières bibliothèques pour enfants sont créées dans les années 1930 sur le modèle américain (« L'Heure joyeuse »), et se met en place une formation des bibliothécaires.
La production étrangère et la « fantasy »
Pour renouveler le répertoire des romans, un certain nombre d'éditeurs vont faire appel à la traduction de romans étrangers, de classiques mais également de nouveautés. On retraduit abondamment Alice au pays des merveilles et on lui adjoint enfin en 1930 Alice à travers le miroir (1871). On traduit les romans de Jack London et de Curwood. Armand Colin donne en 1935 la première traduction française du Vent dans les saules (1908) de Kenneth Grahame. Le Magicien d'Oz (1900) de L. Frank Baum est publié en 1931 chez Denoël et Steele. Flammarion retraduit en 1933 et 1934 le roman en deux parties de Johanna Spyri, Heidi (1880-1881, diffusé en France de manière confidentielle à la fin du XIXe siècle), et le fait suivre sans vergogne de trois « suites inédites par le traducteur ». La jeune maison Stock publie en 1925 la première traduction française du roman de Waldemar Bonsels, Maïa l'abeille et ses aventures (1912) et inaugure sous le même nom une collection qui entend se situer loin des « niaiseries et [des] vieilleries courantes ». Nous y trouvons en 1929 la première traduction de Bambi le chevreuil (1923) de Felix Salten, en 1931 celle d'Émile et les détectives (1929) d'Erich Kästner et, en 1937, celle des Gars de la rue Paul (1906) du Hongrois Ferenc Molnar.
Ce choix de littérature enfantine étrangère tranche avec la production française d'alors. Toutes ces fictions (sauf Heidi) restent extérieures à la transmission des valeurs chrétiennes, privilégient l'autonomie enfantine et créent des univers non réalistes – ce que les Anglais appellent « fantasy ». Ces textes aux thèmes et aux tons nouveaux eurent une influence décisive sur ce qu'on peut appeler le conte moderne. C'est Léopold Chauveau, avec Histoires du petit père Renaud (1927), et André Maurois, avec le Pays des 36 000 volontés (1929), qui inaugurent cette veine de la « fantasy » à la française. Suivront les Contes du chat perché de Marcel Aymé à partir de 1934 et le Petit Prince (1943) de Saint-Exupéry. Jacques Prévert publiera au lendemain de la guerre Contes pour enfants pas sages (1947) et Lettre des îles Baladar (1952).
Nouveaux albums et américanisation
La création va se révéler tout aussi vivante du côté de l'album. En 1919, Edy-Legrand publie Macao et Cosmage ou l'expérience du bonheur, dont le grand format carré est un véritable manifeste d'avant-garde. L'éditeur Warne entreprend, à partir de 1921, de faire traduire en français les petits livres de Beatrix Potter. Dans le grand format de son Histoire de Babar, le petit éléphant (1931), le jeune peintre Jean de Brunhoff invente le premier héros animal de l'album français. Quand il meurt prématurément en 1937, il n'aura publié que cinq albums (deux autres, inachevés, sont édités à titre posthume), mais il est déjà célèbre en Angleterre et aux États-Unis. C'est par un chemin tout autre – celui de la pédagogie – que Paul Faucher vient à l'album, en se spécialisant dans les livres pour la petite enfance. Dans le cadre de la maison Flammarion, il crée en 1931 les « Albums du Père Castor ». Il publie des livres d'activités manuelles, trois contes bretons directement empruntés à la tradition populaire, la collection du « Roman des bêtes » (Panache d'écureuil, 1934) et celle des « Enfants de la terre » (Apoutsiak, 1948). Deux grands artistes russes travailleront avec lui, Nathalie (Tchelpanova) Parain et Fedor Rojankovsky. Mentionnons son plus grand succès, Michka, de Marie Colmont et Rojankovsky, publié en 1941. Il faut ajouter le nom de Gerda et celui de Samivel qui illustrera pour Le Père Castor le Joueur de flûte de Hamelin (1942), après avoir publié chez Delagrave entre 1936 et 1939 Goupil, Brun l'ours et les Malheurs d'Ysengrin. Benjamin Rabier crée Gédéon en 1923. Louis Forton commence à faire paraître Bibi Fricotin dans le Petit IIlustré en 1924, et Alain Saint-Ogan, Zig et Puce en 1925 dans Dimanche illustré.
Mais cette bande dessinée française va se trouver bousculée par l'arrivée sur le marché français des bandes dessinées américaines. Paul Winckler crée chez Hachette le Journal de Mickey en 1934 et Robinson en 1936. C'est dans Robinson que paraîtront en 1936 la Famille Illico (1913), Popeye (1929) et Guy l'Éclair (1934). En 1939, les enfants peuvent lire Tarzan le terrible dans Hop là !, Mandrake le magicien dans Robinson et Superman dans Spirou. Cette « américanisation brutale » (Thierry Crépin) de la presse enfantine va semer l'émoi parmi les pédagogues et provoquer des réactions protectionnistes, qui seront à l'origine de la loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse.