Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
F

France (XIXe siécle)

Ouvert par la fin de la Révolution française et s'étendant presque jusqu'au seuil de la Première Guerre mondiale, le XIXe siècle fut à maints égards celui de l'entrée dans l'âge moderne : il fut marqué par les révolutions, par la montée des nationalismes, l'essor de l'industrialisation, d'une production et d'une consommation de masse qui redéfinissaient tant les publics (et le lectorat) que le statut même des œuvres littéraires (vers W. Benjamin). Au-delà de l'émergence de nouvelles thématiques puissamment révélatrices (la grande ville moderne, le peuple, les affrontements sociaux, les mutations économiques et sociologiques) et de nouveaux modes de représentation (liés à l'évolution des autres arts, à la prégnance croissante du paradigme technologique), il manifesta un dynamisme jamais égalé jusqu'alors de renouvellement des poétiques et des formes. Le XIXe siècle crut fortement à l'idée, héritée de la philosophie des Lumières, d'un progrès dans les arts. Mais cet horizon de progrès déplaçait les frontières de ceux-ci, bousculant le partage des genres, réévaluant les fonctions de l'œuvre et mettant en cause jusqu'à l'idée même de littérature.

   La question de la périodisation, à laquelle le XIXe siècle littéraire s'est beaucoup adonné à grands coups de notions en « –ismes », suppose des choix : celui des limites (1795 plutôt que 1800 d'un côté, 1913 de l'autre, date d'Alcools et de la Prose du transsibérien qui font clairement entrer la littérature dans le XXe siècle) ; celui des aspects privilégiés. On en retiendra trois ici : l'inscription de la littérature et du social ; l'évolution esthétique, procès plus ample et moins immédiat, mais dont relèvent en profondeur les critères du fait littéraire ; enfin, la production poétique et les grandes acquisitions au sein de chaque genre.

Le littéraire et le social

Les statuts de l'écrivain

Paul Bénichou a montré dans le Sacre de l'écrivain que le statut des littérateurs s'est déplacé de manière décisive entre le XVIIIe et le XIXe siècle. Ceux-ci sont essentiellement, avant la Révolution française, définis comme des « hommes de lettres », groupe restreint mais influent, immergé dans la société de son temps dont il constitue le ferment de progrès et le témoin moral (voir Voltaire, Diderot, Beaumarchais). L'émergence de l'« écrivain », dans la continuité de la figure sociale qui fut celle de Rousseau, est à l'inverse liée à une marginalisation relative : si les écrivains peuvent se rassembler en groupes, ils sont avant tout des individus définis par leur individualité même ; s'ils s'engagent volontiers dans le débat moral et politique, ce n'est pas tant selon une logique du social qu'ils éclaireraient de l'intérieur que selon le point de vue nécessaire et supérieur de l'art, considéré comme seul susceptible de réconcilier la société en lui conférant une cohésion organique et en l'élevant spirituellement.

   Cette individualité n'est pas le propre des écrivains : elle procède de la destruction des corps constitués de l'Ancien Régime par la Révolution, et de l'égalisation juridique des individus, c'est-à-dire d'un décloisonnement du social qui redéfinit le lectorat – idéalement étendu à l'ensemble d'une population à instruire et à élever à sa nouvelle dignité de citoyen, à constituer comme « peuple ». L'horizon de référence de la littérature, à cet égard, est en partie déterminée par la tension entre le public effectif (celui qui la lit) et le public idéal ou virtuel – tension qui détermine largement les formes de l'engagement ou du refus d'engagement des écrivains.

   À l'inverse de la plupart des auteurs de l'Ancien Régime, les écrivains du XIXe siècle ne dépendent plus de protecteurs ou de mécènes – même s'ils sont encore souvent tributaires de pensions ou de bourses. Les plus fortunés d'entre eux peuvent écrire sans se soucier de faire de leur production un instrument de rentabilité : citons, parmi d'autres, Lamartine à ses débuts, Hugo (avant l'exil), Flaubert, les Goncourt, Proust plus tard... Cette situation privilégiée, quoique moins rare qu'au XXe siècle, restait relativement marginale. L'idéal de tous les autres écrivains était de parvenir à vivre de leur plume, c'est-à-dire de tenir leur reconnaissance sociale de leurs propres lecteurs : Balzac y parvint assez mal, G. Sand mieux, Sue, Dumas ou Zola mieux encore – ces derniers concurrençant sur ce plan les auteurs à succès de la littérature populaire. Pour les autres, force était de redoubler l'écriture des œuvres par des productions plus circonstancielles et rentables : articles pour les journaux, travaux de critique ou d'histoire littéraire (Lamartine, Sainte-Beuve, Barbey d'Aurevilly, Baudelaire...), publications en feuilletons (tous ou presque y consentirent par force dès l'apparition de ceux-ci dans les journaux à grand tirage, après 1836). Restaient certains écrivains marginalisés parce qu'ils ne pouvaient ou ne voulaient s'intégrer dans aucun réseau assez rentable (Nerval à la fin de sa vie), situation que Vigny éleva au statut d'emblème de la fonction sacrificielle de l'artiste (vers Chatterton, Stello), et dont Murger (la Bohême) puis Verlaine (les Poètes maudits) alimentèrent le stéréotype.

L'inscription du politique

L'intervention des littérateurs dans la réflexion politique ne date certes pas du XIXe siècle. Mais elle y prend des formes spécifiques, liées à la nécessité de penser conjointement le social et la fonction sociale (revendiquée ou récusée) de l'œuvre dans un monde post-révolutionnaire où la légitimité des pouvoirs est en crise. On peut distinguer à cet égard plusieurs moments, étroitement liés aux principales scansions historiques du siècle.

   La Révolution française avait constitué, dans la société comme dans les représentations, un séisme sans précédent ; le sentiment s'imposa, pendant l'Empire et la Restauration (1801-1830), aussi bien aux auteurs réactionnaires qu'à ceux qui étaient favorables aux idéaux révolutionnaires, que s'était produite une irréversible coupure avec le passé, et qu'il était nécessaire et urgent de refonder le social et le sens. Cela signifiait de penser l'événement révolutionnaire lui-même, et plus particulièrement de penser l'impensable : la Terreur. C'est à quoi s'attelèrent aussi bien les théoriciens contre-révolutionnaires (L. de Bonald, J. de Maistre, P.-S. Ballanche, Chateaubriand) que les libéraux (Mme de Staël, B. Constant), ou encore – de ce dernier côté – le groupe influent des idéologues (Destutt de Tracy, Cabanis, Volney), dont le journal la Décade diffusait la pensée dans les milieux éclairés.

   L'accès au pouvoir de la bourgeoisie d'affaires avec la monarchie de Juillet (1830-1848) apparut aux yeux de la majorité des écrivains français comme une fermeture de l'Histoire (dont le ministre et historien Guizot fut sur un mode positif le théoricien), un triomphe de la médiocrité des valeurs matérielles sur les idéaux. Certes, Chateaubriand et Quinet furent ministres, B. Constant, Lamartine et Hugo, députés. Mais la construction de la figure de l'artiste en opposition avec celle du bourgeois (du « philistin ») date pour l'essentiel de cette période, de même que la perception d'un « mal du siècle » lié au rétrécissement des possibles, à la sécession du monde social et de l'idéal. Nodier (qui parlait d'« école du désenchantement »), Musset (la Confession d'un enfant du siècle) furent des témoins privilégiés de cette génération. La fonction politique de la littérature relevait à cet égard de la préparation d'un avenir réconciliateur – fonction sublime et prophétique incarnée par la figure de l'écrivain-mage (voir Bénichou) se substituant aux guides spirituels des peuples, fût-ce dans l'incompréhension et le sacrifice d'eux-mêmes – pour réconcilier le social et l'amener à une forme de salut par l'art. Vigny, Lamartine, Hugo, G. Sand furent diversement les principales incarnations de cette figure, que brisèrent les désillusions consécutives à l'échec de la révolution de 1848 et à la confiscation de la république par Louis-Napoléon-Bonaparte, devenu Napoléon III en décembre 1851.

   L'après-1848 fut donc vécu comme un congé donné aux espérances d'une réconciliation entre les forces sociales d'une part, la politique et le religieux d'autre part. Ce deuil, qui marqua la fin de la domination idéologique du romantisme dans les arts, fut marqué chez les écrivains par une attitude de repli (Lamartine, Sand), ou par l'épreuve de l'exil (Hugo, Quinet). Cet abandon forcé d'un idéal souvent assimilé désormais à une rhétorique vide, cette sécession du littéraire et de la visée sociale (politique, morale ou religieuse) sont évidemment liés à l'émergence des poétiques réalistes et à la diffusion d'une représentation positiviste du savoir et de l'Histoire (voir Renan, Taine, Littré, Zola, qui assumèrent diversement l'héritage d'Auguste Comte en le débarrassant de toute dérive spiritualiste). Il est clair par ailleurs qu'il contribua à favoriser une cassure nette entre les préoccupations littéraires et les autres (voir Baudelaire, Flaubert), indépendamment des sympathies politiques : ainsi les opinions socialistes furent-elles fréquentes dans le milieu parnassien, tout comme les opinions anarchistes dans les milieux symbolistes ; mais elles ne commandaient pas les projets poétiques, ceux-ci affichant tout au contraire leur autonomie. Si la visée politique de l'art se maintenait malgré tout dans le second demi-siècle avec les œuvres d'un Barbey d'Aurevilly (côté « chouan ») ou d'un Vallès (côté « révolutionnaire »), le fait le plus significatif du rapport des écrivains au politique fut peut-être l'émergence, à la toute fin du siècle, d'une nouvelle figure, née de la nécessité de penser la défaite de 1870 face à la Prusse : celle de l'intellectuel, ni prophète ni « homme de lettres » au sens du XVIIIe siècle, dont Zola fut l'incarnation courageuse lors de l'affaire Dreyfus (1897).

   Un trait caractéristique de la représentation politique du littéraire au XIXe siècle fut l'influence des pensées utopistes. Celles de Fourier ou de Proudhon, malgré la proximité de la première avec la réflexion cosmogonique de Nerval et surtout du Hugo de l'exil (vers Bénichou), n'eurent pas d'influence nettement mesurable sur les écrivains. Il en alla tout autrement du socialisme religieux de Pierre Leroux (qui inspira fortement G. Sand avant 1848), et surtout du saint-simonisme. Ce courant contribua en effet à forger une représentation à la fois systématique et fusionnelle du social chez Vigny (au début), Balzac, Lamartine, le philosophe A. Comte et l'historien Augustin Thierry. L'influence des pensées utopistes, très sensible avant 1848, devint plus souterraine pendant la seconde moitié du siècle.