Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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roman noir (suite)

Postérité du roman noir

Sous différentes formes, l'influence du roman noir perdure au XXe siècle. Aux États-Unis, on retrouve sa marque chez certains écrivains sudistes : Faulkner et Robert Penn Warren, Carson McCullers. Le Sud, terre maudite vouée à la maladie et à la folie, remplace l'Espagne et l'Italie du roman anglais. Héritier de la tradition puritaine, ce courant traduit la peur du monde et l'impossibilité d'en donner une image équilibrée et réaliste. Plus généralement, son influence se fait encore sentir dans le thriller, qu'il soit américain (R. Chandler), anglais (J. H. Chase) ou français (Boileau-Narcejac). Obsessions morbides et complaisance dans l'horreur s'y retrouvent sous de nouvelles formes. Mais le fantastique est remplacé par le fantasmatique : au contraire de son ancêtre à la peinture psychologique simpliste, le thriller est une plongée dans des consciences torturées.

roman par lettres

C'est une forme romanesque qui utilise la lettre comme véhicule de la narration. Ses sources se trouvent dans le lyrisme en vers d'un Ovide, les manuels de correspondance particulièrement destinés aux femmes, les romans qui comprennent des lettres (l'Astrée), les recueils de lettres, authentiques ou fictives, suscitées par la rhétorique amoureuse de la Renaissance et de la préciosité. Particulièrement en vogue au XVIIIe siècle, le genre correspond à un besoin d'authenticité et d'expression libre de la subjectivité. Le roman par lettres naît de la rencontre entre deux types de lettres : les lettres polémiques et philosophiques – dont les meilleures réussites furent les Lettres provinciales (1656) de Pascal – et les lettres amoureuses, dont le modèle était la correspondance d'Héloïse et Abélard, souvent traduite ou imitée à la fin du XVIIe siècle et dont les exemples les plus connus sont le Roman de lettres ou Nouveau Roman composé de lettres et billets (1667) par d'Aubignac et les Lettres portugaises (1669) de Guilleragues. Le genre se constitue progressivement par la polarisation de la correspondance autour d'un fil narratif, comme en témoignent les Lettres contenant une aventure de Marivaux (1719-1720) et dans les Lettres persanes (1721) de Montesquieu, qui mêlent un roman d'amour dans le sérail et un reportage satirique sur la France du temps vue par les Persans : la multiplicité des correspondants et le jeu sur la chronologie et sur l'ordre des lettres permettent des effets romanesques inédits. Elles furent suivies de nombreuses imitations comme les Lettres iroquoises ou péruviennes, tandis que les Lettres anglaises de Voltaire (1734), les Lettres juives (1735), cabalistiques (1737), puis chinoises (1739) du marquis d'Argens se limitaient au côté philosophique ou satirique et ne relèvent pas à proprement parler du roman. La technique épistolaire pouvait servir aussi bien une trame libertine (chez Crébillon) que sentimentale (chez Mme de Graffigny). La traduction, à partir de 1742, des grands romans de Richardson, Paméla, Clarissa Harlowe, Sir Charles Grandison, donna un nouveau souffle au genre.

Les voix de la lettre

La forme monodique laisse entendre la voix solitaire d'une femme, dans des lettres souvent pleines de désespoir, selon le genre poétique de l'héroïde : Lettres de la marquise de M*** de Crébillon, Lettres d'une Péruvienne de Mme de Graffigny ou, même, la Religieuse de Diderot. Dans la forme polyphonique, les correspondances se croisent, multipliant les registres et les tons. Mme Riccoboni ne composa pas moins de six romans épistolaires dont l'intérêt particulier est l'examen de la sensibilité féminine. Rousseau, avec Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761), affiche la référence au couple médiéval. Restif de la Bretonne multiplia les titres, mais seul le Paysan perverti connut le succès. Laclos atteignit avec les Liaisons dangereuses (1782) le sommet du genre, alors que Sade, dans Aline et Valcour ou le Roman philosophique (1795), tentait de rivaliser avec ses illustres devanciers. Dans ces œuvres, l'intrigue tantôt s'étend sur plusieurs années, tantôt se resserre en quelques mois. Elle peut intégrer des dissertations philosophiques comme les grandes lettres de la Nouvelle Héloïse sur l'éducation ou l'économie domestique, ou suivre exclusivement son fil narratif. Le Werther (1774) de Goethe fit retour à la forme monophonique – il fut imité par Foscolo (les Dernières Lettres de Jacopo Ortis, 1798). À sa suite, Senancour composa Oberman (1804), monologue solitaire du héros. Le genre fut exploité sous l'Empire par des romancières : Mme de Genlis, Mme de Souza, Mme de Krüdener (Valérie, 1804), Mme de Staël (Delphine, 1802), Mme Cottin (Claire d'Albe, 1799 ; Amélie Mansfield, 1803). Ses dernières réussites sont peut-être les Mémoires de deux jeunes mariées (1842) de Balzac ou Jacques (1834) de George Sand.

Effet de réel et vision pluri-oculaire

L'usage de la lettre est inséparable d'une réforme de la technique romanesque et du rapport de l'auteur à la fiction qu'il développe. La lettre donne la parole continûment aux personnages – ce qui exclut l'intervention d'auteur. Le point de vue constant est celui du personnage qui écrit, ce qui instaure un effet de réel, attaché à la rédaction de la lettre et à la réception par un lecteur interne à la correspondance. Cet échange est une sorte de brouillage de l'immédiateté que suggère la fiction épistolaire, et entraîne un jeu d'ambiguïtés implicites ou explicites. La succession des lettres porte une organisation temporelle externe (la datation) et une durée propre (celle de l'écriture, celle de la lecture) qui constitue un système temporel autonome. Il y a une contradiction propre au roman par lettres : il se donne pour une représentation non médiatisée de la réalité (fiction de l'authenticité de la lettre) et exclut toute problématique avouée de la représentation.

L'enregistrement de la sensibilité

L'apogée et l'effacement du roman par lettres correspondent à la variation de la conception et de l'interprétation de cette représentation non médiatisée. L'effet de réel, attaché au roman par lettres, est donc plus qu'une affaire de technique (la lettre est un document donné pour objectif en lui-même, il renvoie à un fait de mentalité : la littérature ne peut mentir dès qu'elle est expression du sujet et des relations intersubjectives, même si ces relations sont, en elles-mêmes, falsifiées. Ce primat du personnage scripteur et du destinataire – fictif ou réel (le lecteur) – entraîne une double limitation de la représentation : par le nombre des personnages scripteurs, qui ne peut croître indéfiniment, et par le point de vue inévitablement restreint de ces personnages. Le roman par lettres exclut ce qui sera la visée de la représentation du grand roman réaliste et de la fiction de l'impersonnalité : la totalité. La représentation non médiatisée est d'abord celle de la subjectivité, considérée en elle-même et dans ses rapports à ce qui lui est extérieur. Le roman par lettres est, sur ce point, une technique efficace : il rompt avec l'aléa du récit de l'intériorité (roman d'analyse), permet d'apparenter strictement notation affective ou intellectuelle. Le roman par lettres est un jeu sur les discontinuités du sentiment et de la subjectivité.