Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
R

romance

Composition poétique espagnole, formée d'une suite de vers octosyllabiques en nombre indéterminé, et disposés de telle sorte que les vers pairs sont assonancés, et les impairs, libres. Dans le romance classique et moderne, la même assonance est conservée du début à la fin de la scène ; dans les romances les plus anciens, l'assonance changeait parfois. Le vers du romance n'est que l'ancien vers épique de seize syllabes, dont les deux hémistiches ont été disjoints.

romancero

Ce terme désigne les nombreux recueils espagnols de poèmes (romances) populaires datant de la période préclassique et contenant les plus anciennes légendes nationales. Réunis en recueils vers le milieu du XVIe s., les romanceros les plus anciens ne remontent qu'à la seconde moitié du XVe s. Anonymes, ils ont pour sujet les légendes guerrières de la lutte contre les Maures, les épisodes romanesques issus du cycle breton ou les traditions nationales. Cette matière épique ou romanesque se transformera vite en un genre lyrique. Dès 1600, le Romancero general prétend reproduire tous les romances publiés jusque-là (édition complétée en 1604). Au XVIIe s., on regroupe en recueils les poèmes qui relèvent d'une même légende : Romancero du Cid (1612), des Infants de Lara (1626). Toujours vivace, le genre du romance donne au XXe s. des œuvres comme le Romancero gitan de García Lorca. Les nombreux romances composés au cours de la guerre civile lui ont rendu un éclat particulier.

Romano (Lalla)

Femme de lettres italienne (Demonte, Cuneo, 1909 – Rome 2001).

Elle est l'auteur de romans d'un lyrisme intime (Maria, 1953 ; l'Homme qui parlait tout seul,1961 ; la Pénombre, 1964 ; Ces petits mots entre nous, 1969 ; une Jeunesse inventée,1979; Tout au bout de la mer, 1987 ; J'ai rêvé de l'hôpital, 1995) et de poèmes où domine l'observation profonde de l'écoulement du temps, de la nature et de l'âme (Jeanne est le temps, 1974).

Romano de Sant'Anna (Affonso)

Écrivain brésilien (Belo Horizonte 1937).

Poète sentimental et narratif (Chant et parole, 1965), il prend ses distances vis-à-vis de toutes les avant-gardes (Grand Discours de l'Indien Guarani perdu dans la forêt..., 1978).

romans de chevaliers et de brigands (Ritter-und Räuberroma)

Courant de la littérature populaire de l'époque classique allemande, caractérisé par le goût pour l'aventure et le fantastique, l'érotisme et le suspense. Ce genre, représenté par L. Wächter (Serment des hommes et fidélité des femmes, 1785), Schenkert (Frédéric à la joue mordue, 1785-1788) et B. Naubert (Emma, 1785), se situe à la conjonction de l'intérêt pour le Moyen Âge et la chevalerie (Obéron de Wieland ; Götz de Berlichingen de Goethe) et de l'engouement pour les hors-la-loi au grand cœur (les Brigands de Schiller). Le roman de brigands atteint au chef-d'œuvre avec le Michael Kohlhaas de Kleist (1810).

romantisme

Né à la fin du XVIIIe s. en Angleterre avec, entre autres, Blake, Wordsworth ou Coleridge, et en Allemagne sous l'influence de Goethe, de Schiller ou de Hölderlin, ce mouvement qui concerne tous les arts mais correspond aussi à une forme de sensibilité se développera au XIXe  dans l'ensemble du monde occidental et notamment en France – très durablement –, en Italie (Manzoni, Leopardi) et aux États-Unis (Irving, Cooper, Poe). C'est, à l'origine, un mouvement proprement révolutionnaire, qui prend au pied de la lettre les mots d'ordre philosophiques et politiques élaborés, plus ou moins directement, par le siècle des Lumières : libre expression de la sensibilité et affirmation des droits de l'individu. Il est d'abord révolutionnaire avec son temps (la première génération romantique anglaise célèbre la Révolution française) ; il l'est ensuite contre son temps (la croisade française pour la liberté des peuples s'achève en conquête impériale et impérialiste ; la bourgeoisie victorieuse proclame la fin de l'Histoire) : dans une période de médiocrité et de domination des nouvelles féodalités de l'industrie et de l'argent, il persiste à dire le tragique de la vie (c'est ce que comprendra après coup, en 1844, Balzac, qui relève dans les Paysans la véritable signification des élégies de Lamartine, alors que, vingt-cinq ans plus tôt, il se moquait des chantres languissants du clair de lune qui avaient un bel avenir dans la diplomatie et auprès des riches héritières). Le romantisme proclame donc la nécessaire prise de conscience de l'intolérable réalité comme objectif premier de l'art et vise à dépasser par là la simple opposition à l'esthétique du classicisme et à inventer des formes adéquates autant que modernes. On a surtout mis l'accent sur ses mises en scène de fuites (dans l'onirisme, l'héroïsme passé, l'exotisme, le fantastique), son goût de la fragmentation, de l'ironie, de l'ambiguïté, sans voir ce à quoi il voulait échapper : moins au carcan des règles classiques qu'à la fausse liberté du capitalisme naissant ; moins à la raison des moralistes (l'Alceste du Misanthrope est compris en 1830 comme un héros tragique autant que romantique) qu'au rationalisme positiviste ; moins aux chimères de la jeunesse qu'à la gérontocratie qui barrait la route à toute ambition neuve. Si le René de Chateaubriand cherche un exil forestier ou champêtre, si le Julien Sorel de Stendhal trouve le bonheur dans une grotte isolée, ce n'est ni par inclination première, ni par désir de primitivisme hérité d'une mauvaise lecture de Rousseau, mais par frustration et angoisse. Si la génération romantique est la génération des « illusions perdues », l'« école du désenchantement », elle est aussi et surtout celle d'une recherche panique d'une place propre.

Le romantisme anglais

« Où la Joie est bannie, l'Homme n'est pas » (Blake). Le romantisme anglais n'est pas seulement le premier en date des romantismes, il est aussi le plus clair des humanismes protestataires, qui en appelle, contre les artifices de la civilisation et le cauchemar de l'histoire, au sursaut de la nature humaine. Né de la désillusion révolutionnaire, il tente de reconstruire l'enthousiasme perdu, en réorientant vers le respect de la vie l'âme déracinée : « Tout ce qui vit est sacré. » À cette prééminence historique, il y a plusieurs raisons. D'abord, l'Angleterre à la fin du XVIIIe s. est déjà la métropole du monde. Contrairement à l'Allemagne ou à l'Italie, encore en gésine, le mythe de la Nation n'y est plus un idéal, mais une dure réalité – et la première génération romantique prendra violemment parti contre lui avant de faire amende presque honorable, tandis que la seconde génération optera pour l'exil. Blake manifeste pour la Révolution française, Coleridge rêve d'une insurrection antinationale, avant d'élaborer un projet de communauté égalitaire en Amérique ; Wordsworth participe en France, avec les Girondins fédéralistes, aux fêtes de la Fraternité (« C'était une joie sans nom que de vivre dans cette aurore »). La rapidité de la réversion du pouvoir révolutionnaire à la logique de tout pouvoir (1793, Bonaparte) les amènera non pas à rentrer dans le giron nationaliste, malgré les autocritiques, mais à chercher les sources d'une régénération transpolitique : célébrant les laissés-pour-compte de la nation (demi-soldes, vagabonds, mères abandonnées, orphelins...), les romantiques anglais œuvrent d'emblée dans l'universel : non pas l'universel abstrait d'un mystérieux salut, mais l'universel concret de la misère et de la survie. En rupture de nation et de conformisme, dès les Ballades lyriques (1798), ils donnent la parole (dans un langage qui paraîtra ridiculement simplifié ou simpliste et pourtant vise au sublime) aux mutilés de l'histoire. Loin de s'égarer dans le rêve d'une coïncidence miraculeuse de l'Histoire et de l'Esprit, ils invitent chacun à discerner son pôle d'obstination et son pôle de paradis – bref, à s'orienter.

   Deuxième raison : l'Angleterre a loin derrière elle sa révolution, son régicide et ses restaurations. Là où le romantisme continental opérera la fusion des espoirs prométhéens, de l'avènement des Lumières et du peuple (Hugo, Michelet, Herder), les romantiques anglais prônent à la fois un retour et un détour. Retour sur soi de Prométhée, délivré du piège de la haine qui identifie le rebelle à son ennemi (Shelley). Détour vers la nature, le féminin, l'enfance : tout ce qui n'est pas encore complètement laminé par la raison productive et l'égoïsme jouisseur. Le romantisme anglais ne fétichise aucune force sociale et, si les romantiques vivent dans la douleur leur isolement, ils chantent la grandeur formatrice de la solitude et les paradoxes de la noblesse en haillons. L'outcast (le hors-caste, le paria), le renonçant par destin ou par choix sont ses héros favoris. Ayant brisé individuellement leurs attaches (« J'ai tourné le dos à ces paradis bâtis sur la cruauté », dit Blake), les romantiques anglais se tournent vers les démunis de l'espoir. S'inspirant de Milton, refusant l'aristocratisme implicite du médiévalisme et de la mélancolie mondaine, le romantisme anglais parie sur l'universalité de l'angoisse et de la misère intérieure. À l'heure où l'urbanisation émiette la foule et où le méthodisme traduit en piètre souci de morale la haute aspiration au salut, il table sur une liberté d'essence poétique que nulle sanction n'ébranle ni ne conforte. Reprenant l'image chevaleresque de l'initiation qu'avait démocratisée Bunyan, il ébauche cette utopie du sujet qui sera aussi l'essence du symbolisme : poète de la ville amère, après Blake et avant De Quincey ou Dickens, Wordsworth sera le premier à entreprendre avec le Prélude (1815-1850) « l'épopée de la formation d'une âme », mélange de réflexion et de commémoration individuelle qui retrace moins l'histoire d'une vie que celle d'une vision. Et même si Keats ou Shelley cherchent dans le passé leurs mythes (Endymion, Prométhée), même si Byron emprunte à l'étranger ses héros, c'est d'abord d'héroïsme intérieur qu'il s'agit comme dans la Jérusalem de Blake, ou le Dit du Vieux Marin : « La terre est devant moi. D'un cœur joyeux, je regarde alentour, et dût le guide n'être rien de mieux qu'un nuage en dérive, je ne peux manquer ma route » (Wordsworth). Le romantisme est un pari sur les ressources intérieures : « les espoirs froids pullulent en ma vivante argile » (Shelley). Pourtant, le monde n'est pas « une vallée de larmes dont nous serions rachetés par l'intervention arbitraire d'un Dieu, mais la vallée où se forge l'âme par l'intelligence, destinée à posséder le sentiment d'identité... sans médiateurs ni personnages » (Keats). L'intelligence romantique distille l'expérience : à chacun d'élaborer son mythe. Conservant les schémas du récit d'initiation, mais le privant de tout but extérieur, le romantisme est une quête sans Graal. Guidé par « le sublime principe de plaisir en ce monde qui est notre monde à tous, où nous trouvons notre bonheur ou pas du tout », sachant que « l'Enfant est le père de l'Homme » (Wordsworth), chacun peut tabler sur ce qui lui est inconscient pour assurer « l'individualisation » qui est le but de la vie (Coleridge). Le romantisme anglais ébauche ainsi contre l'égotisme une psychologie (le mot est de Coleridge) dont l'âme n'est pas le principe abstrait, opposé à la fois au corps et au monde, mais l'agent poétique dont toute expérience réelle favorise la naissance : l'âme est d'abord vision à nulle autre pareille. Plus proche encore des spirituels du protestantisme (Eckhart, Böhme, Swedenborg), Blake s'arrache à l'illusion des conflits clarifiants du « titanisme » pour définir son apocalypse intérieure : la transmutation de la Colère ou de la Pitié qui déchirent l'âme en puissance de paix. La conquête de la sérénité passe par celle d'une nouvelle innocence à travers les enfers de la conscience divisée : « Car il y a un Intérieur à l'Extérieur et un Extérieur à l'Intérieur. » Chacun est à la fois Eurydice et Orphée. L'Insurrection de la vie ne se fait donc pas contre le monde : l'âme insurgée (qui fera l'essentiel du romantisme européen), c'est déjà pour les romantiques anglais l'ombre de l'âme réconciliée : « La vie prend plaisir à la vie » (Blake).

   Non que la nature insurrectionnelle de l'âme soit reniée : « Tout Acte est Vertu. Mal actif vaut mieux que Bien passif. Les Tigres de la Colère sont plus sages que les Chevaux de l'Instruction. Les voix de l'Excès mènent au Palais de la Sagesse » (Blake). Mais l'au-delà de la rupture est en friche : la Nature consolante dans ses repos comme dans ses déchaînements (la tempête, l'avalanche, le volcan) est l'image même de cette Vertu : « Si vient l'hiver, printemps peut-il être loin ? » (Shelley). Le ciel enfin vide que maudit encore Byron (Caïn) ne peut être un recours : la drogue, la musique, la marche, la vitesse permettent au contraire de percevoir l'élan de cet « univers actif » (Wordsworth) et d'y reprendre souffle : « Ce qui est créateur doit se créer soi-même. » Non seulement « tous les dieux habitent la poitrine de l'homme » (Blake), mais l'homme doit réhumaniser le panthéon qui l'habite : tirant les leçons de l'exotisme byronien, Keats passe de la Grèce rebelle à l'éternité de l'art grec avec Ode à l'urne grecque. Rendre chacun à sa créativité, lui souffler l'exigence d'une divinité sans dieux, tel est le pôle aimant du romantisme anglais.

   Mais où trouver les sources de cet élan nouveau ? « Nous ne recevons que ce que nous donnons et en nous sont les sources qui nous rendent la vie » (Coleridge, Désespoir). Bien que célébrant la femme, le sauvage, et l'enfant, prônant la coalition des vulnérables, le romantisme anglais ne renouvelle pas le personnel héroïque : même le poète, « qui porte partout la relation et l'amour » (Préface aux Ballades lyriques), isolé par sa grâce (« Tracez trois fois autour de lui le cercle, car il a consommé le miel de la rosée et bu le lait de Paradis », Khubla Khan), ne peut sauver les autres. Ni image, ni voyant, ni « médecin des âmes » (Keats), il n'a pour lui que l'angoisse créatrice. Le désastre dont tout est né, c'est l'effondrement de la Fraternité. Orc le Rouge, fils rebelle, est devenu « un père pour ses frères », et « l'épée qui tua le tyran fit un nouveau tyran ». Le feu ne transmue pas : il dévore. Pour s'arracher au cycle de la puissance, il faut donc se résoudre à aimer l'impuissance. Le romantisme anglais est un masochisme : non qu'il manipule les autres pour ennoblir sa souffrance et la faire jouissance, mais parce qu'il croit que le sens et la joie naissent de la souffrance. Nul ne crée sans épreuve. Même le rêve, la plus spontanée de nos créations, est douleur avant d'être paradis (Coleridge, les Douleurs du sommeil ; De Quincey, les Confessions d'un Anglais mangeur d'opium). La créature créée à partir de cadavres fait le malheur de son créateur (Mary Shelley, Frankenstein). Car la vie se nourrit de la mort, et les épreuves du Vieux Marin (châtiment d'une cruauté inutile : le refus d'une hospitalité) ne débouchent pas sur un salut mais sur un prophétisme malheureux. Nouveau Juif errant, celui dont Vie dans la Mort et Mort dans la Vie se sont disputé l'âme, ne trouve à son retour que le feu d'une mission : proclamer aux invités de la noce, qu'il arrache au plaisir de la fête, que « celui-là aime bien aime tout ce qui vit » (Coleridge, Vieux Marin). « Où grandit le Péril, croît aussi le Salut », dit Hölderlin. Le salut romantique n'est qu'une déchirure : dans l'instant idéal qu'éternise l'urne grecque, jamais les fiancés ne se rejoindront ; le chant du rossignol est douloureuse extase (Keats) et l'impuissance survit aux enfers artificiels. Creuser le deuil jusqu'à la joie, s'enraciner dans l'exil, descendre vers la puissance sans nom, maîtriser le désir de maîtrise, atteindre l'abandon, la politique paradoxale du romantisme anglais ne modifie pas seulement la carte de l'espoir (Shelley, la Révolte de l'Islam), elle bouscule aussi la carte du sacré : l'élan illuministe (vers le ciel, vers le haut, le soleil et la transparence) cède à l'amour de l'ombre en soi. Le romantisme anglais est un prophétisme non héroïque : celui de la pénombre. Le soleil noir de Nerval, l'aveuglement solaire d'Hölderlin, et même la lune irradiante de Notre-Dame-des-Crachats (Laforgue) ne dissipent pas le spectre d'une folie héroïque, dont on ne revient pas, initié à jamais mais perdu pour les hommes. Le romantisme anglais n'a pas cet extrémisme : il garde le souci du retour à l'humain. Même s'il rêve de la libération des heures et de la danse des mondes (Shelley), c'est aux liens d'une douceur non possessive qu'il revient – contre l'amour forcené (Brontë), contre la haine autodestructrice. Le romantisme anglais est le moins suicidaire des romantismes : sa paix est profondeur, sa joie intimité et si « au cœur du temple de plaisir trône voilée Mélancolie » (Keats), la tristesse dénoue, la douleur est délice : « La plus humble des fleurs s'inspire des chagrins trop profonds pour des pleurs » (Wordsworth). Si tenté qu'on soit de rapprocher les axes de cette double vision des conceptions orientales (« Voir l'infini dans un grain de sable et tenir l'Univers dans le creux de sa main »), le pas n'est pas franchi : la méditation n'ouvre pas sur le refus du monde, ni même sur le retrait, mais sur la célébration des formes les plus humbles et sa vitalité. Elle n'engage pas à renoncer à l'« illusion cosmique » pour se consacrer à l'immuable : elle chante le précieux des choses éphémères. Elle ramène au réel l'esprit de dévotion. Le romantisme anglais ne libère pas du monde, il se libère au monde.

   Le romantisme peut apparaître comme une étape décisive de l'histoire humaine où l'espoir de libération n'est plus renvoyé dans l'au-delà, mais arraché au miroir des religions et ramené dans les drames de l'ici et du maintenant : on est frappé par la modestie des apocalypses du romantisme anglais. « Il n'y a pas d'autre Évangile que la liberté ensemble pour le corps et l'esprit dans les arts divins de l'imagination. » C'est que l'imagination n'est ni fantasme ni puissance : elle crée du symbole et « préfigure » (Keats) la réimplantation de l'homme dans ses propres désirs. Ni la joie ni la douleur ne peuvent être fondatrices. Inutile de rêver « l'organisation du bonheur » contre l'organisation de la misère : la joie est organique, elle ne s'organise pas, et si le romantisme anglais célèbre la réceptivité créatrice, la sage passivité de l'âme qui, « se rappelant comment elle sentit – non pas ce qu'elle sentit », cultive l'union avec soi et les choses (Wordsworth), c'est pour s'opposer à la mégalomanie du désir, sans toutefois le combattre : il ne s'agit que de lui faire sa place, en plaçant la vie au service de ses éclosions. Sitôt tombés les masques et les voiles, paraît la simplicité du bonheur. Loin d'être un appel au surhumain, le romantisme anglais renoue avec une sagesse, celle du stoïcisme créateur. « Aimer, tenir, espérer jusqu'à ce que l'Espoir, des matériaux de son propre désastre, crée tout ce qu'il envisage, ne pas changer, ne pas flatter, ne pas se repentir, cela seul est... Victoire » (Shelley).

   Deux écueils, qui eux aussi feront partie de la modernité romantique séparent entre eux les romantiques anglais. D'abord l'image de la femme : « La nudité de la femme est l'œuvre de Dieu (Blake), mais le mal est la Volonté féminine – horrible hermaphrodite, féminin virilisé. Entre la mère des Maléfices du voyageur d'Esprit (Blake), la mère de Consolation qu'est Nature pour Wordsworth, Notre-Dame-des-Souffrances (De Quincey) et la Femme fatale (Shelley, Keats, Byron), entre Notre-Dame-des-Froideurs (Coleridge) et l'Opprimée du père (Shelley : les Cenci), les romantiques anglais ne savent à quelle femme se fier. Déjà, comme dans Dickens, l'initiative sexuelle des femmes fait peur. Le spectre de Méduse, de Pandore, de Madeleine hantent les romantiques. Liée à cette incertitude (dont naîtra l'essentiel du roman « réaliste »  : c'est par la femme que le réel triomphe de l'homme), le romantisme anglais hésite sur l'enfant. Certes, tous les romantiques protestent contre l'école (« Le vieillard qui devrait le guider coupe les ailes à l'enfant »), mais ils tentent, comme par la substitution de la sœur à l'épouse (Wordsworth, Shelley, Byron, De Quincey), de placer sur l'enfant d'autant plus d'espoirs que l'enfant reste asexué. Prométhée délivré n'est pas Éros, et les cauchemars de Coleridge nous montrent un Éros dionysiaque, plus perturbateur que réconcilié. C'est à cette tâche (la resexualisation de la psyché romantique) que s'attelleront leurs véritables héritiers : Morris, Wilde, Lawrence, qui tenteront d'affiner l'analyse et de préciser la revendication de l'androgynie primordiale dont le romantisme anglais offre plus d'évocations vagues que d'exemples. Est-ce la contrepartie, pour eux qui furent dénoncés comme « sensualistes », de l'érotisation de la conscience à laquelle ils procédèrent ? L'expérience de la Nature et des relations humaines prend, chez ces romantiques anglais, plus souvent l'allure d'une évocation sexualisée du rapport au monde que celle d'une investigation du monde de la sexualité : « Les femmes aussi, franches, belles et bonnes, passaient douces et radieuses, exemptes des souillures malignes du conformisme, muées en tout ce que jadis elles n'osaient pas être, faisant de Terre un Paradis », raconte l'Esprit de la Terre, dans le Prométhée délivré, comme si, dans l'horreur civilisée à laquelle la libération met un terme, les femmes étaient plus défigurées que les hommes. Du moins, les romantiques anglais surent-ils passer du deuil de la fraternité à cette célébration de l'audace d'être, enfin retrouvée.