Grèce (suite)
De la chute de Byzance à l'indépendance
Le destin littéraire de l'hellénisme sera tout autre selon qu'il se développera, après 1453, dans l'Empire ottoman, ou sur des terres échappant à la domination turque.
En effet, plusieurs des îles de l'Égée et les îles Ioniennes bénéficièrent d'un statut favorable dû à leur occupation par des colons occidentaux, Génois et Vénitiens qui, avant tout préoccupés d'intérêts mercantiles et stratégiques, laissèrent à leurs administrés grecs la possibilité de développer une vie littéraire plus ou moins riche selon les régions et les structures sociales. C'est ainsi que Rhodes, libre jusqu'en 1522, et Chio, tombée en 1566, connurent une poésie amoureuse, qui atteint la perfection à Chypre, prise en 1570 : la poésie amoureuse chypriote, fortement influencée par le pétrarquisme tout en restant profondément grecque, est caractérisée formellement par la pratique du sonnet et de la rime, dont il faut noter qu'elle fit une entrée tardive dans la poésie grecque moderne lettrée et resta généralement absente de la poésie populaire.
Mais c'est en Crète, le « Regno di Candia », possession vénitienne de 1204 à 1669, qu'une véritable vie littéraire, avec auteurs et public, put se développer, atteignant aux XVIe-XVIIe s. une floraison d'une qualité telle qu'on est en droit de parler d'une « Renaissance crétoise ». Si les modèles des œuvres crétoises sont pour la plupart italiens, parfois français, la façon de les traiter, le ton, le style répondent bien au « regard crétois » défini par Kazantzakis. Les « adaptations » crétoises sont, en certains cas, bien supérieures à leurs modèles, et ce chef-d'œuvre qu'est Érotocritos, composé vers 1650, laisse supposer qu'un destin plus heureux eût sans doute permis à la Crète et au crétois d'être le levain de la littérature et de la langue grecques modernes. Il ne s'agit plus seulement d'œuvres sporadiques, comme dans les autres îles, mais bien d'une culture qui a également offert à l'Europe, issue des ateliers d'hagiographes de Candie, la haute figure du Greco. La variété des genres cultivés à cette époque atteste l'existence d'une société homogène et raffinée, capable de goûter tout ensemble la verve gouailleuse et grivoise de la description des nuits chaudes de Candie par Sachlikis, sorte de Villon crétois cynique et truculent, le didactisme grandiose des visions eschatologiques de l'Apocopos de Bergadis, le marivaudage cruel de l'érotique Séduction de la jouvencelle ou la douceur bucolique de la pastorale de la Bergère. Mais la Crète vit aussi le renouveau d'un genre tombé en quasi-désuétude à Byzance : le théâtre, avec des comédies (Fortounatos de M.-A. Foscolo, Catsourbos de G. Chortatzis), des tragédies imitées de modèles italiens (Érophile, 1637, de G. Chortatzis et le Roi Rodolin de J.-A. Troïlos), et un drame religieux (le Sacrifice d'Abraham de V. Cornaros, v. 1635). Vincenzo Cornaros, la plus forte personnalité de la Renaissance crétoise, et l'un des maîtres de l'hellénisme moderne, est également l'auteur d'Érotocritos, roman de chevalerie en vers inspiré d'un modèle français, texte majeur de la littérature grecque, resté vivant dans la mémoire populaire jusqu'au XXe siècle.
Constantinople asservie, désertée par nombre d'intellectuels réfugiés en Occident, reste le siège du Patriarcat qui s'attache avant tout à maintenir le legs savant et la foi orthodoxe. Le clergé orthodoxe joue un rôle relativement progressiste, limité toutefois par le conservatisme des Phanariotes (du nom du « Phanar », quartier de Constantinople où résidait le patriarche). Ces notables se sont vu confier, par le Sultan, dès la fin du XVIIe s., de hautes charges administratives, ce qui fait d'eux à la fois les rouages essentiels de l'Empire ottoman et une caste de privilégiés. Ils se mettent à l'école des Lumières française, mais demeurent attachés à l'ordre établi. Un clivage social, qu'on peut situer vers 1775, apparaît à travers un conflit apparemment purement linguistique. Les Phanariotes ne veulent pas voir les aspirations d'une nouvelle bourgeoisie marchande que ses contacts avec l'Occident en pleine effervescence prérévolutionnaire incitent à mettre sur le même plan la libération du joug ottoman et l'usage de la langue démotique. Des poètes optent pour la langue populaire, comme J. Vilaras (1771-1823) et surtout Rigas Feraios (1757-1798) qui exprime dans des hymnes guerriers le rêve de libération nationale. Phanariotes et patriarcat ont une réaction négative, condamnant l'œuvre de Voltaire et prêchant le retour à une langue hyperarchaïsante, la catharévoussa, qui l'emportera, pour toute une partie de l'intelligentsia grecque, sur la sage « voie moyenne » que proposait alors A. Coray. Ce refus d'un moyen terme entre démotique et catharévoussa est le signe que la « question de la langue » est désormais liée à des options politiques.
De l'indépendance à la génération de 1880
Dès l'indépendance (1830), le clivage entre libéraux et réactionnaires se manifeste de façon évidente. Une personnalité exceptionnelle, celle du poète Dionysios Solomos (1798-1857), réalise la synthèse poétique si longtemps attendue. Nourri de culture italienne, imprégné de l'idéalisme allemand, cet aristocrate de l'esprit choisit de revenir à la grande tradition du chant populaire et de la littérature crétoise. Véritable père fondateur de la poésie grecque moderne, il est toutefois dépassé par l'ampleur de la tâche qui s'offrait à lui et nombre de ses œuvres sont restées à l'état fragmentaire. Le destin de son compatriote A. Calvos (1792-1869) est plus tragique encore, car il y a en ses Odes à la fois une hauteur d'inspiration peu commune et un échec rendu sensible par le recours à une langue artificielle, à une métrique étrange et à un esprit néoclassique qui donnent, en dépit de fulgurances sporadiques, une impression générale de froideur. Amis et disciples de Solomos (Typaldos, Tertsetis) constituent l'« école ionienne » ou « de l'Heptanèse », à laquelle s'oppose l'« école d'Athènes », aussi radicalement que naguère la Crète à Constantinople. La première, traditionnellement ouverte à l'Occident, veut fonder la nouvelle littérature nationale sur la culture populaire, tandis que la seconde est le principal vecteur de diffusion du romantisme en Grèce (1830-1880). Ses représentants (D. Paparrigopoulos, Sp. Vassiliadis), influencés par le byronisme, Lamartine et Hugo, écrivent une poésie en langue savante, souvent de caractère patriotique.
La victoire du démoticisme
Un double facteur, littéraire et social, contribue à débloquer assez rapidement cette situation, mettant un terme définitif au phanariotisme. D'une part, une seconde génération de poètes et prosateurs rattachés à l'école de l'Heptanèse, tels A. Lascaratos et A. Valaorítis (1824-1879), et l'influence de certains critiques, parmi lesquels se distingue E. Roïdis (1836-1904), font entendre leur voix à Athènes, soulignant l'impossibilité de maintenir une vie littéraire aussi ridiculement sclérosée. D'autre part, avec le départ du roi Othon (1862), une mutation sociale permet à la classe libérale bourgeoise d'accéder enfin à la direction des affaires politiques du pays. Cette bourgeoisie est acquise d'avance à l'usage de la démotique, qu'une génération historique, celle de 1880, a fait triompher après un combat où s'illustra l'helléniste Jean Psichari, dont Mon voyage (1888) est considéré comme le texte-manifeste du démoticisme. Une figure domine cette génération qui va s'illustrer jusque vers 1920 : celle du poète Costis Palamas (1859-1943), dont l'œuvre est le reflet du lyrisme nationaliste et pléthorique que l'on retrouve, à des degrés divers, chez d'autres poètes marqués par le symbolisme et le Parnasse : I. Gryparis, C. Chatzopoulos, M. Malacassis. Les travaux du folkloriste N. Politis soulignent la continuité de la civilisation grecque, ripostant ainsi, comme l'avait déjà fait l'historien C. Paparrigopoulos dans son Histoire du peuple grec (1860-1872), aux théories de l'Allemand Fallmerayer sur la « slavisation » du peuple grec. Toute une partie de l'œuvre de la génération de 1880, englobée sous le terme générique d'« étude de mœurs » (ithographie), est consacrée à justifier ces théories par l'exploitation, parfois abusive chez A. Eftaliotis ou Crystallis, des coutumes, traditions ou expressions puisées dans le trésor du folklore populaire. A. Papadiamantis (1851-1911) se distingue par la richesse de son œuvre tandis des romanciers plus ouverts aux courants littéraires européens et plus sensibles à la question sociale produisent dans les années 1900-1920 une œuvre d'inspiration naturaliste (C. Chatzopoulos et C. Théotokis).