Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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Russie (suite)

Le tournant du siècle : l'âge d'argent

Crise et renouveau

Les excès de la critique radicale, le règne du matérialisme ont entraîné la littérature dans une impasse. La réaction s'organise, derrière Dostoïevski et Apollon Grigoriev (1822-1864), puis derrière Konstantin Leontiev (1831-1891). La pensée et la personnalité du philosophe Vladimir Soloviov (1853-1900) jouent un rôle déterminant au cours de cette période : son originalité est d'avoir défendu l'idée d'un christianisme mystique et orthodoxe, sans pour autant accepter les thèses slavophiles. Avec lui, la pensée se libère de ses implications politiques et sociales. À sa suite, Chestov (1866-1938) et Rozanov exaltent la foi aux dépens de la raison. Le renouveau de la pensée religieuse russe est marqué par la publication d'un recueil collectif, Jalons (1909), à l'initiative de Nicolaï Berdiaïev (1874-1948) et de Sergeï Boulgakov (1871-1944).

Le symbolisme

Les poèmes de Soloviov, rencontre avec la beauté et la sagesse divine, annoncent le tournant de l'âge d'argent, mais les influences étrangères (Baudelaire, Ibsen, Poe, Nietzsche, Maeterlinck) jouent également un grand rôle dans la rénovation des lettres russes, donnant naissance au courant décadent, puis symboliste, qui ouvre des perspectives nouvelles à la poésie et à la prose russes. Merejkovski, Brioussov, Balmont, Ivanov, Blok, Biély, Sologoub considèrent l'art comme la valeur suprême en ce sens qu'il est ouverture sur l'infini. Leur œuvre constitue une tentative pour établir une correspondance entre l'individuel, le temporel, et le monde de la transcendance. Le symbole est l'instrument par excellence de cette recherche ; il implique un intérêt, passé depuis longtemps au second plan, pour la forme. Lorsqu'en 1910, dans la revue Apollon, Ivanov dresse le constat d'échec du symbolisme, ce mouvement a transfiguré en profondeur le visage des lettres russes.

Acméistes et futuristes

Mais la « jeune génération », qui n'a pas connu le règne de la littérature utilitaire, rejette à son tour les « brumes mystiques ». Les acméistes (Goumiliov, Akhmatova, Mandelstam et, proche de ce courant, Kouzmine) réclament un retour à la clarté et à la matérialité du monde ; pour eux, comme pour les futuristes (Khlebnikov, Maïakovski, Pasternak, Kroutchionnykh), le poète est un artisan, et son matériau est le mot. Les acméistes mettent celui-ci au service de l'édification du beau, alors que les futuristes cherchent à en explorer toutes les ressources, s'inspirant des expérimentations picturales du début du siècle : libérant la langue de son obligation de signifier, ils s'intéressent à l'aspect purement sonore, ou visuel, du mot.

Les pionniers d'un nouveau réalisme

Parallèlement, la veine réaliste elle-même connaît un renouvellement. Avec Garchine ou Korolenko, elle se libère du joug utilitaire. C'est à Tchekhov que revient de lui donner un tour radicalement nouveau. Son œuvre continue l'exploration des questions existentielles, mais elle ne les limite pas aux simples relations sociales et surtout, ne cherche pas à donner de réponse : dans ses récits, comme dans son théâtre, il se met à l'écoute de la vie, dont il observe les fêlures, les échecs, mais son réalisme, avant tout poétique, procède par suggestions ou impressions plus que par descriptions. Le ton change à nouveau avec Gorki : ses héros, des déclassés, des vagabonds, appartiennent à des milieux complètement nouveaux. Il fonde une maison d'édition, Znanie, autour de laquelle se regroupent nombre des grands prosateurs du début du siècle, Andreïev, Kouprine, Chmeliov, Zaïtsev ou encore Bounine. À la même époque, Prichvine, Remizov ou Zamiatine donnent leurs premières œuvres dans la revue Zavety. Ces romanciers cherchent à réconcilier le réel et l'imaginaire, le rêve et le document objectif ; ils réactivent la veine « fantastique » de la littérature russe sans pour autant renier l'héritage réaliste.

De la révolution au réalisme socialiste

Que la révolution l'ait favorisée ou qu'elle y ait mis un terme, selon le point de vue que l'on adopte, les lettres russes connaissent dans les années 1920 une période de fermentation exceptionnelle, marquée par l'apparition, aux bordures du futurisme qui devient le courant dominant, d'un ensemble de nouveaux mouvements ou écoles littéraires.

La multiplication des courants poétiques

Des poètes, qu'ils soient directement liés au mouvement bolchevique, comme Maïakovski (Mystère-Bouffe) ou Demian Biedny (1883-1945), ou qu'ils voient dans la révolution d'Octobre un phénomène de nature eschatologique, comme Brioussov, Blok (les Douze) ou Essénine (la Colombe du Jourdain), en saluant dès 1918 le naufrage du vieux monde, se font les annonciateurs d'une première floraison littéraire. Certains autres, qui forment le groupe des « Scythes », en référence au passé « barbare », « asiatique » de la Russie, font de la révolution une lecture symbolique, souvent apocalyptique ou organique. Le Proletkult est, à la différence du futurisme avec lequel il partage un rejet inconditionnel de la tradition, un mouvement directement issu de la révolution. Fondé dès septembre 1917, il essaima à travers la Russie, compta jusqu'à 400 000 membres et publia 20 périodiques. Ses idéologues (Bogdanov, Lebedev-Polianski, Pletnev) prétendent, en totale rupture avec le patrimoine et l'art d'autres classes, fonder une culture prolétarienne. De fait, ce mouvement favorise l'émergence du nombreux poètes d'extraction ouvrière ou paysanne, comme Kirillov (1890-1943), Kazine (1898-1981), Gastiev (1882-1941), Aleksandrovski (1897-1934), Guerassimov (1889-1939), Obradovitch (1892-1956). Le futurisme reste pourtant la référence dominante, offrant à cette période de bouleversements une forme d'expression particulièrement adaptée ; son goût de l'expérimentation linguistique inspire les recherches de la critique formaliste, qui se structure à cette période. Le futurisme a aussi ses opposants, comme les imaginistes (Mariengov, Cherchéniévitch, Ivniev) ou les poètes-paysans (Essénine, Kliouev). Un peu en marge, les membres de l'OBERIOU développent une littérature de l'absurde.

La prose, de la révolution au réalisme socialiste

La révolution et la guerre civile constituent une source d'inspiration essentielle tout au long des années 1920. Les grands prosateurs du début du siècle, Babel, Pilniak ou V. Ivanov sont sensibles à sa spontanéité ; ils en offrent une vision épique, organique. Boulgakov, l'un des rares (avec Fedine et A. Tolstoï) à décrire le point de vue des blancs, en propose une lecture apocalyptique. Bientôt, ces écrivains seront considérés comme indésirables par le régime soviétique, et leur nom disparaît progressivement. C'est le cas aussi de Platonov, dont les réticences envers le nouveau régime s'expriment en des romans allégoriques. Parmi les anciens « frères de Sérapion », mouvement de prose « ornementale » donc apolitique, Kaverine, Kataïev ou Fedine donnent des romans qui révèlent les dysfonctionnements de la nouvelle société. Olecha et Leonov peignent l'homme nouveau sous un jour extrêmement ambigu. Enfin, le courant satirique connaît, en particulier avec la NEP, un essor prodigieux, qui voit naître les romans d'Ilf et de Pétrov, les récits de Zochtchenko ou de Zamiatine. Parallèlement, des écrivains comme Fadeïev, Cholokhov, Lidia Seïfoulina (1889-1954), Dmitri Fourmanov (1891-1926) écrivent au contraire à la gloire de l'Armée rouge et du parti bolchevique des romans dont l'authenticité n'est pas encore étouffée par le dogmatisme du réalisme socialiste. En effet, si la politique de la NEP impliquait un relâchement du sectarisme idéologique, permettant ainsi l'expression – dans certaines limites – de points de vue contradictoires, l'organisation, en 1934, de l'Union des écrivains et l'instauration du réalisme socialiste, accompagnées de « purges » et de persécutions pour les écrivains jugés « déviants », mettent fin à toute forme de liberté créatrice.

La littérature pour la jeunesse

La fonction didactique assignée par le régime soviétique à la littérature était évidemment centrale dans la littérature de jeunesse, dont Makarenko donne les orientations avec son Poème pédagogique (1933-1935). Cependant, à côté d'œuvres au contenu édifiant (romans de N. Ostrovski, de A. Gaïdar), il exista bel et bien un mouvement novateur, en particulier en poésie. Samouïl Marchak (1887-1964), tant par sa création que par son activité éditoriale, en fut l'initiateur. Ses propres textes prennent des sujets simples, souvent tirés de la vie quotidienne (un distrait qui prend le train et arrive dans sa propre ville), traités avec humour, dans un style laconique, sur un rythme très marqué. Sans didactisme abusif, il s'attache à transmettre des valeurs comme le refus du racisme (Mister Twister, 1933). Un des autres pionniers de la littérature enfantine fut Korneï Tchoukovski (1882-1969), le père du fameux Docteur Aïbolit (« Aïe, ça fait mal », 1929) : à travers des intrigues souvent fantastiques, en vers, l'auteur présente, en conteur et non en moralisateur, le triomphe du bien sur le mal. La poésie expérimentale trouva dans l'écriture pour enfants un terrain propice : elle intéressa les membres de l'OBERIOU, Evgueni Chvarts (1896-1958) en particulier, dont le goût pour le non-sens et l'absurde s'exprimait dans des pièces de théâtre destinées au jeune public (le Roi nu, 1934 ; le Dragon, 1944), mais aussi D. Kharms ou Alexandre Vvedienski (1904-1941).