Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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Tite-Live, en lat. Titus Livius

Historien latin (Padoue, v. 60 av. J.-C. – 17 apr. J.-C.).

Né en Gaule Cisalpine dans une riche famille plébéienne, il resta dans sa ville natale jusqu'à la fin des guerres civiles, puis vint à Rome. Il exerça sans doute la profession d'avocat et commença par composer des ouvrages de rhétorique et de philosophie. Malgré ses sympathies pour le parti pompéien, il fréquenta la famille impériale et donna le goût des recherches historiques au futur empereur Claude ; cependant, à la différence des historiens qui l'avaient précédé, César ou Salluste, Tite-Live ne joua aucun rôle dans la vie publique. C'est en 26 av. J.-C. qu'il commença à rédiger son Histoire romaine, œuvre monumentale qui raconte l'histoire de Rome des origines à l'an 9 av. J.-C. (mort de Drusus) en 142 livres regroupés en « décades », et dont il ne reste que la première décade (de la fondation de la ville à 293), les troisième et quatrième décades, une partie de la cinquième (de 221 à 167), des fragments, ainsi que des résumés, ou periochae, des livres disparus. Le dessein de Tite-Live n'était pas de faire œuvre de propagande ou de justification politique. C'était, en effet, l'histoire nationale par excellence, car son auteur était parvenu à écrire une œuvre assez impartiale, sans républicanisme frondeur ni flatterie pour le régime impérial. Ayant connu les périodes troublées des guerres civiles et le rétablissement de la paix par Auguste, il a voulu témoigner de son patriotisme dans sa grande œuvre historique dont il a dit qu'elle était destinée à fixer les hauts faits du peuple souverain de l'univers. Son tableau exalté de la Rome primitive et de ses vertus arrivait opportunément pour soutenir la politique d'unité nationale d'Auguste. Mais le rôle privilégié qu'il donne à Rome dans l'histoire mondiale n'empêche pas qu'il évoque avec pessimisme dans sa préface la dégradation de la vie publique à Rome, et bien probablement les derniers livres de l'Histoire romaine, disparus aujourd'hui, montraient cette lente érosion des valeurs romaines. C'est par opposition à ce présent troublé que l'évocation du passé prend toute sa valeur symbolique, passé que Tite-Live évoque avec relief en mêlant mythes et fables aux événements proprement historiques. Son œuvre est loin d'être celle d'un érudit, la critique des sources est souvent insuffisante, et Tite-Live utilise, au lieu des documents bruts, les textes littéraires des Annalistes auxquels il a emprunté la présentation année par année des événements. Le peuple romain constitue l'unique objet de cette fresque historique au point que l'auteur laisse sciemment de côté l'histoire des autres peuples voisins. Et Tite-Live opère une telle résurrection du passé de Rome qu'il avoue lui-même avoir eu « l'âme antique ». Cette sympathie avec les Romains d'autrefois lui inspire des portraits mémorables (Hannibal, Scipion) en même temps qu'il excelle dans la peinture des mouvements de foule. Les nombreux discours fictifs, loin d'alourdir le récit, permettent de mieux cerner la psychologie d'un personnage, l'originalité d'une situation. et des anecdotes enrichies par un style orné de tournures poétiques ou archaïques. Dans son œuvre, Tite-Live a laissé une image inoubliable de la grandeur de Rome telle que les contemporains d'Auguste la concevaient, une puissance construite de génération en génération depuis les temps mythiques de la fondation de la Ville.

Tobino (Mario)

Écrivain italien (Viareggio 1910 – Agrigente 1991).

Médecin, journaliste, résistant, poète (Poésies, 1934 ; l'As de pique, 1955), Tobino s'impose comme romancier, sachant transposer avec réalisme et émotion son expérience médicale (le Fils du pharmacien, 1942 ; Drapeau noir, 1950 ; le Désert de Libye, 1951 ; les Folles de Magliano, 1953 ; la Braise des Biassoli, 1956 ; Passion pour l'Italie, 1958 ; le Clandestin, 1962 ; Par les escaliers anciens, 1972 ; la Belle des miroirs, 1976 ; la Voleuse, 1984).

Tocqueville (Alexis Charles Henri Clérel de)

Historien et penseur politique français (Paris 1805 – Cannes 1859).

Après une jeunesse messine, il poursuit des études de droit à Paris. Il est nommé l'année suivante juge auditeur à Versailles. Au lendemain de la chute de Charles X, il prête serment à Louis-Philippe. Il ne ménagera pas, dans ses Souvenirs, la personnalité du roi bourgeois, ni ce système à l'« allure d'une compagnie industrielle ». En 1831, son ami Beaumont et lui se rendent en mission aux États-Unis afin d'en étudier le système carcéral ; le résultat de leurs recherches, intitulé Du système pénitentiaire aux États-Unis et de son application en France, paraît en 1833 : l'ouvrage connaîtra un certain retentissement. Démissionnaire de sa charge de magistrat en 1832 par solidarité avec Beaumont révoqué, Tocqueville effectue en 1833 son premier voyage en Angleterre. En 1835 paraît la première partie de De la démocratie en Amérique, qui recueille immédiatement un très vif succès ; il se rend la même année en Angleterre et en Irlande. L'année suivante, il épouse Mary Motley et voyage en Suisse durant l'été 1836. Candidat malheureux aux élections de 1837, il est reçu à l'Académie des sciences morales et politiques en 1838 et élu député dans la circonscription de Valognes en 1839, avec une très large majorité. En 1840, il fait paraître la seconde partie de De la démocratie en Amérique, qui reçoit un accueil plus réservé que la livraison de 1835, et l'année suivante entre à l'Académie française. Outre ses responsabilités de député (jusqu'en 1851), il est rapporteur de plusieurs projets et effectue plusieurs voyages en Algérie. Député de la Constituante en 1848, il participe à l'élaboration de la Constitution de la IIe République ; en juin 1849, il entre au gouvernement comme ministre des Affaires étrangères, mais démissionne en octobre de la même année. Rendu à la solitude, il entreprend la rédaction de ses Souvenirs. Ouvertement opposé aux menées du Prince-Président, il se retire de la vie politique après le 2 Décembre. Mettant à profit les archives de l'ancienne Intendance de Tours à proximité de laquelle il est installé (1853), il prospecte et accumule documents et informations concernant la société de l'Ancien Régime ; il est en Allemagne pendant l'été 1854 pour y enquêter sur les vestiges du système féodal. En juin 1856, paraît la première partie de l'Ancien Régime et la Révolution. Tocqueville se rend une dernière fois en Angleterre en 1857. Il meurt prématurément à Cannes, en 1859, à l'âge de 54 ans.

   Dès sa vingtième année, Tocqueville s'était formulé le problème qui occupera sa vie tout entière : le monde est entraîné vers une égalisation des conditions, d'où deux types de gouvernements possibles – celui qui appelle le plus grand nombre à une participation aux affaires (le démocratique) ; celui qui asservit le plus grand nombre (l'Empire en a donné un échantillon). Les hypothèses de Tocqueville témoignent d'une grande ouverture d'esprit et d'une grande lucidité : analysant la société américaine, il est attentif aussi bien à son système fédératif exclusif de centralisme autoritaire, qu'aux problèmes noir et indien. Il apparaît comme un observateur soucieux d'articuler les différences en un ensemble cohérent mais ouvert. Son interprétation de la société de l'Ancien Régime et de la société démocratique qui s'y est substituée reste habitée par les mêmes exigences, mais porte la marque d'un esprit averti par les coups de semonce de deux révolutions et d'une dictature plébiscitée. Tocqueville écrit donc de ce « lieu sourd où nous vivons ». Conjuguée à sa façon singulière de désarmer la critique, cette dimension donne le ton de sa pensée et porte son projet – faire resurgir en chacun des points de son enquête la question cruciale : qu'en est-il du pouvoir, de la liberté ? Centrées tour à tour sur la société prérévolutionnaire, sur le phénomène révolutionnaire et ses propagandistes, sur la « finalité » globale du processus, ses analyses sont désormais classiques. Tocqueville y appréhende la réalité du pouvoir sous l'Ancien Régime au travers d'une série de déplacements, parcours ironique qui révèle la pluralité des instances freinant le pouvoir. Il désigne l'aristocratie comme le noyau dur du corps social, fort de ses faiblesses, voire de son incurie : les contrefaçons bourgeoises elles-mêmes en divulguent l'esprit de résistance. Le regard qu'il porte sur la société démocratique lui fait craindre l'émergence d'un « despotisme démocratique », induit par la « passion universelle des places » héritée de l'ancienne société. La puissance de séduction de son écriture, l'allure prophétique de ses affirmations, la modernité de sa méthode, sa rigueur et sa probité font de l'œuvre de Tocqueville un classique de la pensée politique. Mais surtout, elles offrent une combinaison exemplairement réussie des intérêts du savant et du politique, où les enjeux théoriques et la sensibilité à l'insolence des pouvoirs se rejoignent lucidement.