Laclos (Pierre Ambroise François Choderlos de) (suite)
Des mots et des lettres
Laclos pousse la technique épistolaire à sa perfection en entrecroisant les fils des dialogues entre naïfs, vertueux et roués, pour mettre en cause chacun des discours. Il se plaît à juxtaposer les comptes rendus divergents d'une même scène et à opposer les points de vue des personnages. Le couple libertin et pervers de la marquise de Merteuil et du vicomte de Valmont s'acharne à corrompre la jeune Cécile qui sort de son couvent et son amant Danceny. Mais Valmont tombe peu à peu amoureux de la vertueuse présidente de Tourvel qu'il a entrepris de séduire ; il se détache de sa complice, Mme de Merteuil. La marquise se venge en organisant un duel entre lui et Danceny, mais Valmont a le temps, avant de mourir, de dévoiler au public la correspondance de la marquise et de révéler ainsi son hypocrisie. La dénonciation du libertinage aristocratique va de pair avec la fascination qu'il exerce par son efficacité et, éventuellement, son pouvoir esthétique. Si tous les personnages échouent dans un dénouement particulièrement amer, si vertueux, conformistes et roués sont renvoyés dos à dos, l'œuvre est dominée par les deux figures féminines antithétiques de la présidente, modèle de dévouement et d'amour, et de la marquise, « Tartuffe femelle » où certains voient une conscience féministe avant la lettre. Surtout, les libertins sont punis pour avoir transgressé leur propre règle : garder une totale maîtrise de soi et « ne jamais écrire ». L'écriture apparaît donc comme le signe et l'instrument de la corruption collective : roman par lettres, les Liaisons sont aussi un roman sur les lettres. Il y est question des pouvoirs de l'écriture, spontanée, naïve, persuasive ou séductrice. Mme de Merteuil donne à ses élèves des leçons de stylistique, qui sont autant des leçons de « goût » littéraire que de séduction : « Vous dites tout ce que vous pensez et rien de ce que vous ne pensez pas » (Lettre CV). Le roman investit d'érotisme l'écriture et la lecture. L'épisode le plus frappant qui illustre cette thèse est la célèbre scène d'écriture par Valmont d'une lettre destinée à Mme de Tourvel, rédigée sur le dos d'une prostituée. Laclos renouvelle le mode épistolaire en orientant toutes les lettres vers le lecteur, qu'il s'agisse du lecteur interne – qui est le destinataire de la lettre – ou du lecteur externe. Le couple de libertins instaure également un stratagème leur permettant d'avoir accès à toutes les correspondances, ou même de dicter des lettres. C'est, d'ailleurs, par l'intermédiaire d'une lettre dictée à Valmont par Mme de Merteuil que Mme de Tourvel mourra. Pleinement polyphonique, à la manière d'un opéra, l'architecture du roman est également une vaste machine, où se tissent des réseaux et des rets, dans lesquels se prennent les plus naïfs mais dont seront victimes, par une ironie tragique, ceux qui pensaient être les plus forts.