Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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France (XXe siècle)

À la fois proche et lointain, contemporain et déjà historique, le XXe siècle se présente sous une perspective nécessairement déformée. Il est encore plus ou moins notre siècle, et pourtant, surtout en ses débuts, il nous échappe déjà. La Belle Époque est encore un peu du XIXe siècle, et notre actualité prolonge la fin du XXe. Il est difficile, pour qui a vécu cette période, ou du moins une grande part de celle-ci, d'en prendre la juste mesure et de rétablir les proportions. En réfléchissant successivement à trois de ses aspects – périodisation, vie littéraire, principales tendances –, nous espérons échapper à la myopie occasionnée par la trop grande proximité de l'objet et de l'observateur.

Éléments de périodisation

Les deux grands conflits européens, puis mondiaux, dans lesquels la France a été engagée, permettent-ils d'établir une périodisation pertinente : avant 1914, l'entre-deux-guerres, après 1945 ? Constituent-ils autant de ruptures en profondeur qui, à chaque fois, bouleverseraient la conception de la littérature ? Ce serait, outre que cette tripartition manifeste un fort déséquilibre chronologique – quinze ans, vingt ans, cinquante-cinq ans –, supposer que la littérature n'est qu'un reflet de l'Histoire, alors que, bien évidemment, elle en est, au même titre que la guerre, un élément constitutif. On le verra, les deux guerres provoquent une accélération, une radicalisation de tendances déjà bien présentes, plutôt qu'elles ne donnent naissance à une absolue nouveauté.

   Il semble plus pertinent de repérer les moments où se manifeste, au travers d'un certain nombre d'œuvres (littéraires, mais aussi bien musicales, picturales ou autres), un état d'esprit différent qui, rétrospectivement, prend alors l'allure d'un pivot autour duquel advient autre chose.

   1913 serait le premier de ces moments charnières avec, entre autres, la publication d'Alcools de Guillaume Apollinaire, mais ce seul recueil de poèmes ne suffirait pas à appuyer notre choix : en cette même année, l'écrivain publie « Les Fenêtres », catalogue de l'exposition de Robert Delaunay, « La peinture moderne », les Peintres cubistes, méditations esthétiques, l'Antitradition futuriste, manifeste synthèse. C'est l'année où Cendrars publie la Prose du Transsibérien, où Stravinski donne le Sacre du printemps, où Jacques Copeau fonde le théâtre du Vieux-Colombier mais aussi où Jacques Rivière publie son article sur « Le roman d'aventures », Alain-Fournier le Grand Meaulnes, Larbaud, le Journal d'A. O. Barnabooth, et Marcel Proust, le début de la Recherche du temps perdu.

   Si Alcools paraît emblématique de cette mutation esthétique, c'est par exemple qu'il est publié aux éditions du Mercure de France, bastion du mouvement symboliste de la fin du siècle précédent, alors qu'il contient quelques poèmes à l'esthétique tout à fait moderne dont le poème d'ouverture « Zone », ode à la tour Eiffel, monument tant décrié par les écrivains du siècle précédent au moment de son érection. Mais la majorité des poèmes prolongent une veine élégiaque qui, elle, n'a rien de spécifiquement révolutionnaire. Recueil composite, Alcools représente bien ces années où la littérature à la fois prolonge la recherche des années précédentes, redécouvre les grands écrivains qui ont fait la révolution poétique (Rimbaud, Baudelaire, Lautréamont, le symbolisme en ses différents états, Mallarmé, le vers libre) et emprunte des voies nouvelles. Impossible, on le voit, d'établir des coupures nettes. La Recherche du temps perdu est tout ensemble le couronnement et l'achèvement de la prose symboliste et la première grande œuvre moderne. Cette ouverture au monde contemporain, que le symbolisme refusait, se retrouve partout ; dès 1908, Larbaud chante la poésie des trains (les Poésies de A. O. Barnabooth) comme le fait Cendrars avec la Prose du Transsibérien, même Proust exalte le téléphone et bientôt Morand se fera le chantre de la vitesse et des nuits électriques. La Première Guerre mondiale accentue cette tendance, va faire basculer dans le passé ce qui tenait encore au XIXe siècle, et permettre à la nouveauté de se manifester : les calligrammes d'Apollinaire, dada, le surréalisme. Mais la contestation de la littérature, que ces mouvements proclament bien haut, n'empêchera pas que leurs productions ne soient considérées comme des œuvres littéraires à part entière, et les Breton, Aragon, Eluard seront presque immédiatement publiés par la N.R.F., temple de la littérature vivante depuis les années 1910, où ils retrouvent les Claudel, Valéry, Proust et Apollinaire (ces deux derniers ayant rejoint la maison dirigée par Gaston Gallimard). Se dessine dans ces années d'après-guerre – les année folles – l'image d'une production littéraire à deux niveaux, celui d'une avant-garde turbulente (le surréalisme et ses épigones), et celui d'une production de qualité, plus facilement accessible (de Colette à Morand, de Mauriac à Larbaud et tant d'autres) ; mais il ne semble pas qu'il y ait d'abîme infranchissable entre les deux. La littérature est une, traversée de courants variés mais non contradictoires.

   1938 serait alors la seconde de ces dates charnières, celle où se termine une époque et qu'une autre s'annonce. Quelques titres : la Nausée de Jean-Paul Sartre, Plume d'Henri Michaux, Noces d'Albert Camus, le Théâtre et son Double d'Antonin Artaud, mais aussi l'École des cadavres de Céline ou le premier roman de Samuel Beckett, Murphy (en anglais). Breton a publié l'Amour fou l'année précédente, Malraux, l'Espoir et Julien Gracq, Au château d'Argol ; le Collège de sociologie (de Caillois, Leiris, Bataille) se réunit de 1937 à 1939, l'Âge d'homme de Michel Leiris paraît en 1939 comme Tropismes de Nathalie Sarraute ou le Journal de Gide dans la Pléiade... On le voit, nous sommes là à un autre carrefour. Le groupe surréaliste a éclaté, sous les coups de boutoir de la politique : Aragon a rejoint les rangs du Parti communiste et donné en 1935 Pour un réalisme socialiste et en 1936 les Beaux Quartiers. Céline, qui avait, au début des années 1930 (Voyage au bout de la nuit, 1932 ; Mort à crédit, 1936), fait souffler un grand vent sur le roman autobiographique et sur la prose tout entière, s'égare dans les miasmes de ses pamphlets antisémites. Giono, dans ses montagnes du Contadour, campe sur son pacifisme utopique (Refus d'obéissance, 1937 ; le Poids du ciel, 1938). La littérature doit faire face à une crise autrement plus grave que celle qui se profilait en 1913 : le succès des régimes totalitaires (U.R.S.S., Allemagne, Italie, Espagne) fait peser une menace générale sur l'Europe. Tous ces écrivains, qui ont connu les horreurs de la Première Guerre mondiale, et dont certains ont dénoncé les méfaits du colonialisme (Gide au Congo et au Tchad), avant de dénoncer les illusions du paradis des travailleurs (Gide encore, Retour de l'U.R.S.S., 1936 ; Retouches à mon retour de l'U.R.S.S., 1937), ont fondé le Comité de vigilance des écrivains antifascistes dès 1934, à l'efficacité bien réduite au regard des forces politiques. La victoire du Front populaire de 1936 ne fera que prolonger un peu la croyance en une issue positive. La Seconde Guerre mondiale, qui aboutit à la constitution des deux grands blocs de l'Est et de l'Ouest et à la guerre froide, renforce l'idée que la littérature doit contribuer aux combats politiques : la doctrine sartrienne de l'engagement fait alors florès (Qu'est-ce que la littérature ?, 1947 ; la revue les Temps modernes), bizarrement entremêlée au succès de l'existentialisme, étiquette philosophique bien lâche qui vient recouvrir des œuvres aussi différentes que celles de Sartre et de Camus. La question de la littérature se pose en termes de responsabilité, débat qui prolonge les conflits qui ont divisé le surréalisme. La décolonisation des années 1950, les guerres d'Indochine et d'Algérie entretiennent ce climat. Après l'U.R.S.S., la Chine ou bien le Cuba de Fidel Castro serviront de référence à toute une partie de l'intelligentsia. Les événements de mai 68 peuvent être considérés comme la fin de cette période, avec l'écroulement de ce que Malraux, dans un autre contexte, nommait « l'illusion lyrique » de la révolution.

   C'est contre cette conception que s'est élevé le Nouveau Roman des années 1950 autre étiquette, journalistique celle-ci, pour désigner des œuvres qui posent autrement le problème de l'engagement. On peut bien sûr proposer une interprétation politique de ce mouvement et de son refus de mêler littérature et politique. Ces écrivains (Butor, Simon, Robbe-Grillet, Sarraute, Pinget) entendent distinguer la responsabilité personnelle de l'écrivain (plusieurs d'entre eux signent le fameux Manifeste des 121 au moment de la guerre d'Algérie) de celle de l'œuvre. Faut-il donc choisir une de ces années comme une nouvelle date charnière ? L'avant-garde (Nouveau Roman, Théâtre de l'absurde, Nouvelle Critique), remuante comme toute avant-garde, a trop partie liée avec ce qui a précédé (Sarraute avec Proust et Sartre, Beckett avec Proust et Joyce, Robbe-Grillet avec Raymond Roussel, Ionesco avec le théâtre dada, Barthes avec Sartre, etc.) pour que l'on puisse véritablement repérer un moment de bascule très net. Là encore, il vaut mieux mettre en évidence l'existence de deux productions littéraires parallèles et complémentaires : celle où se manifeste une recherche formelle porteuse de sens, et celle qui creuse des sillons déjà connus. Mais c'est aussi la période de maturité pour un certain nombre d'œuvres entamées avant la guerre et qui accèdent alors à la reconnaissance, en dehors des modes et des mouvements (Leiris, Ponge, Queneau, Bataille, Blanchot, Gracq, René Char, etc.) : autant d'écrivains qui, pour la plupart, ont, en leurs débuts, participé au surréalisme et aux combats politiques qui l'entouraient. Période de grande richesse, aux aspects multiples qui peuvent sembler contradictoires et qui va s'achever autour de 1980.

   Pas d'œuvre réellement marquante en cette année 1980. Ce sont plutôt les morts de Sartre et de Barthes qui donnent l'impression qu'une période s'achève. Chacun des deux Sartre le dernier des « grands écrivains », Barthes le héraut des avant-gardes des années 1960-1980 avait incarné une certaine conception de la littérature, et avant tout celle de l'importance de celle-ci. Avec les Mots (1964), Sartre avait bien essayé de faire ses adieux à la littérature, mais c'est le livre qui lui vaut le prix Nobel de littérature (qu'il refuse). Et Barthes, au fils des ans, abandonne progressivement systèmes et méthodes pseudo-scientifiques pour se rapprocher de Gide et de Proust (la Chambre claire, 1980), deux images assez traditionnelles de « l'écrivain ». Autre disparition, celle de Georges Perec (il disparaît en 1982 à l'âge de 46 ans) qui met fin prématurément à l'œuvre la plus prometteuse de sa génération, où s'alliaient recherche formelle et réflexion sur l'homme et l'Histoire. Ce sont trois générations qui, symboliquement, vont manquer à la littérature. Bien sûr, celle-ci n'en devient pas orpheline pour autant, et l'entrée de Marguerite Yourcenar à l'Académie française en 1980 peut être vue comme le signe d'un renouvellement de l'institution, elle aussi symbolique de la littérature. Mais cette fin de siècle apparaît bien plutôt comme le temps des bilans et des consécrations (Enfance, de Nathalie Sarraute, les Géorgiques, de Claude Simon, qui reçoit le prix Nobel à son tour en 1985) que celui d'une ouverture. Les anciens « révolutionnaires » s'assagissent (Sollers quitte les éditions du Seuil qui avaient soutenu la plupart des recherches des années 1970, rejoint Gallimard et remplace Mao par le pape dans son panthéon idéologique), les « nouveaux philosophes » prennent la place des écrivains dans les débats politiques et de société, la télévision (Bernard Pivot et sa fameuse émission « Apostrophes ») remplace les revues littéraires déjà bien malades depuis 1945 et assure à elle seule le succès d'un livre. Cette fin des écoles, des mouvements, des avant-gardes signifierait-elle la fin de la littérature ? Il y a toujours des écrivains, mais aucun sans doute en lequel l'époque actuelle se reconnaisse absolument. La méfiance à l'égard des doctrines et des dogmes, la place grandissante occupée par les médias et leur goût du sensationnel rendent l'œuvre littéraire de moins en moins visible. De plus en plus précieuse. Voix individuelles et rares à laquelle le lecteur doit prêter la plus grande attention s'il veut encore entendre la voix de la littérature.