Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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Luxembourg (suite)

Littérature en luxembourgeois

Titulaire d'une chaire de mathématiques à l'université de Liège, Antoine Meyer (1801-1857) est, avec son recueil de vers E Schréck op de Lëtzebuerger Parnass (1829), le père de la littérature dialectale luxembourgeoise. Mais ce ne sera que la génération suivante qui produira des écrivains en luxembourgeois dignes de ce nom. L'influence des vaudevilles de Dicks (1823-1891) fut ainsi et reste considérable (De Scholtschäin, 1855, première pièce de théâtre jouée en luxembourgeois ; D'Mumm Sèiss, 1855 ; D'Kirmesgäscht, 1856 ; De Ramplassang, 1863). Michel Lentz (1820-1893), « poète national », réagit contre Antoine Meyer, qui estimait que seul le genre burlesque et satirique convenait à la poésie dialectale, en écrivant des vers idéalistes et romantiques (Spaass an Ierscht. Liddercher a Gedichten, 1873 ; Hierschtblumen. Liddercher a Gedichten, 1887). Mais le véritable « classique » de la littérature luxembourgeoise est Michel Rodange (1827-1876), l'auteur du Renert odder de Fuuss am Frack an a Maansgréisst (1872) : inspirée du Reinecke Fuchs de Goethe, cette épopée en trimètres iambiques rimés, alternativement catalectiques et acatalectiques, est à la fois un passionnant récit d'aventures, un miroir des mœurs luxembourgeoises, un bréviaire de philosophie vécue et l'expression la plus pure de l'identité nationale luxembourgeoise.

   Avec André Duchscher (1840-1911), Max Goergen (1893-1978) et même Marcel Reuland (1905-1956), le théâtre évolue vers plus de vérité dans les situations et les caractères, sans pour autant pouvoir se libérer tout à fait de l'influence de Dicks. C'est Tit Schroeder (né en 1911) qui est le premier novateur avec D'Pölltchesfamill (1963), pièce décrivant la vie quotidienne d'une famille de la petite bourgeoisie, et qui devance de quinze ans le théâtre social de Guy Rewenig. Josy Braun (né en 1938) fait passer dans ses pièces (D'Kromm an der Heck, 1966 ; Requiem fir e Lompekréimer, 1966 ; Wie bas de Leo ?, 1976 ; Hexejuecht, 1978) le message politique avant les soucis littéraires. Fernand Barnich (né en 1938) ouvre le théâtre sur le monde du mineur, du bouilleur d'acier et du métallo (De wëlle Mann, 1973 ; Um Block, 1975). Le plus grand original est peut-être Norbert Weber (né en 1926) : ayant débuté par un drame historique (De Schéifermisch, 1957), pour arriver, par le détour du surréalisme burlesque (En Apel fir den Duuscht, 1962) et de la commedia dell'arte (Eng Sëffecht op der Musel, 1966) à la comédie de caractère (De Bretzert, 1976), il a définitivement mis un terme au théâtre à la Dicks. Fernand Hoffmann se place dans la tradition du théâtre psychologique et réaliste (Pier Beautemps, 1964). La grande révélation du théâtre contemporain a été cependant Pol Greisch (né en 1928) : dans Äddi Charel (1966) et De Besuch (1969), il montre l'homme pris dans l'engrenage des mécanismes de la société moderne, luttant pour sauvegarder sa liberté et son identité. Si dans ces deux pièces prévaut encore le comique, le tragique est déjà beaucoup plus prononcé dans Ennerwé (1978), biographie exemplaire d'une famille de la petite bourgeoisie et chronique d'un processus de lente, mais inexorable, dépersonnalisation ; il s'impose définitivement dans Grouss Vakanz (1980), où des parents possessifs et séniles poussent leur fils unique vers le suicide.

   Dans les années 1950, avec Marcel Reuland, Tit Schroeder et Joseph Keup, la poésie en luxembourgeois a atteint un rare sommet, mais dans la tradition inaugurée par Michel Lentz. Les efforts d'innovation du « Groupe de Vienne » (Artmann, Achleitner, Rühm, Jandl), le concrétisme d'Eggimann et des représentants de la « Berner Chanson » en Suisse ainsi que de l'école de la « Neue Mundartdichtung » ou « Modern Mundart » en Allemagne sont restés sans écho dans la poésie luxembourgeoise. Si, après 1968, l'engagement politique a été plus prononcé, rien n'a changé dans la conception même de la poésie dialectale et de sa fonction dans la littérature, abstraction faite des efforts de René Kartheiser (né en 1926) pour libérer la poésie de la rime. Or les possibilités de renouvellement sont multiples et variées, comme F. Hoffmann tente de le prouver dans Etüden 1 (1980).

   La prose n'apparaît que tardivement dans la littérature en luxembourgeois avec N. S. Pierret (1833-1899). Mais l'industriel Caspar Matthias Spoo (1837-1914), avec la biographie de sa sœur préférée, missionnaire en Afrique (Sœur Marie du Bon Pasteur, 1869), la mène d'emblée vers une étonnante perfection. Isidore Comes (1875-1960), avec le récit De neie Postmeeschter, et Nicolas Pletschette (1882-1965), avec De Schousterpittchen, continuent la tradition de Spoo. René Kartheiser peut être considéré comme le créateur de la prose moderne en luxembourgeois avec De Rik. Les premières tentatives d'implanter le roman en luxembourgeois, Kerfegsbloum (Fleur de cimetière, 1921-1927) d'Adolphe Berens (1880-1956) et Ketten (Chaînes) de Siggy vu Lëtzebuerg (1888-1961), n'ont guère été convaincantes. Si Doheem (Chez nous) de Ferdinand Gremling (1901-1969) contient de belles pages, il ne témoigne ni d'unité de ton ni d'inspiration.

   Il va de soi que Michel Rodange a eu une grande influence sur les auteurs en luxembourgeois. L'emprise de son Renert a même eu un effet comparable à celui du vaudeville de Dicks : elle a freiné l'évolution de la poésie en incitant trop d'auteurs à dépasser, dans le même genre, leur modèle ou à traiter à la façon du Renert des sujets d'actualité. Ni Lucilinburhuc (1947-1949), épopée nationale et chrétienne, de Siggy vu Lëtzebuerg, ni De grousse Käser (1948-1953) de Gillius Döll, qui tournent autour de l'empereur Henri VII, n'ont réussi à s'imposer à la conscience nationale. La tradition du Renert a cependant été continuée par Léon Moulin dans De Fuus (1968), qui relate les événements de l'occupation nazie (1940-1944) sous le masque d'une épopée animale en vers. Jacques Kintzele (1874-1965) a encore réussi à créer un véritable chef-d'œuvre avec Déi siwe Jofferen aus dem laange Muer (1954), en s'inspirant d'une légende du folklore luxembourgeois, mais la tentative de Henri Hanlet de maintenir le poème épique en vers constitue bien, malgré les splendeurs de la langue, un anachronisme (Um Déieregeriicht, 1980). Le phénomène le plus notable est qu'après 1970 les jeunes auteurs de la gauche intellectuelle ont commencé à s'intéresser au luxembourgeois comme moyen d'expression. Jusque-là, le fait même de se servir de la langue maternelle dans le domaine littéraire avait été considéré comme le signe d'un conservatisme réactionnaire. Le revirement s'est opéré avec les pièces de Josy Braun, puis de Guy Rewenig. Aujourd'hui, des auteurs majeurs comme Roger Manderscheid n'ont plus peur de s'exprimer en luxembourgeois et la moyenne d'âge des auteurs d'expression luxembourgeoise a sensiblement baissé. Mais cette littérature connaît un paradoxe : le citoyen du Grand-Duché a une certaine réticence à lire sa langue maternelle car il ne l'a jamais apprise systématiquement à l'école ; langue quotidienne, le luxembourgeois est donc le mode d'expression d'une littérature qui ne peut être populaire.