Belgique (suite)
Une aventure poétique
Grâce à son apport au mouvement symboliste français, la Belgique de culture romane avait joué un rôle de tout premier plan dans la littérature européenne. La crise des valeurs symbolistes, sensible dès les dernières années du XIXe s., n'avait pourtant terni en rien la gloire des Maeterlinck, Elskamp, Verhaeren ou Van Lerberghe. Bien au contraire : Verhaeren devient, avec la Multiple Splendeur (1906), le fer de lance d'un renouveau vitaliste qui balaie, au début du siècle, le climat de rêve parfois morbide du symbolisme. M. Elskamp, après un silence de plus de vingt ans, offre brusquement, entre 1921 et 1924 (Aegri somnia), une gerbe de recueils unissant confession et réflexion philosophique.
Mais la Première Guerre mondiale n'est pas seulement pour la Belgique une tragédie débouchant sur un climat intellectuel bouleversé : elle signifie aussi le début effectif de la division du pays. Désormais les forces centrifuges, qui n'arrêteront plus d'écarteler le royaume, vont faire paraître obsolète toute variation sur une prétendue « âme belge », cette chimère d'une spécificité nationale qui avait parfois hanté intellectuels et politiciens de l'époque antérieure. Une page est définitivement tournée : désormais, le moindre cadre qu'acceptera l'écrivain sera celui d'une culture.
C'est alors qu'apparaissent des revues à vocation internationale : déjà, avant la guerre, de 1905 à 1908, Antée, créée à l'initiative de Christian Beck et Henri Vandeputte, avait, par son éclectisme, sa recherche d'une formule littéraire inédite susceptible de réunir les écrivains issus du symbolisme, préparé la voie à la Nouvelle Revue française. Dans les années 1920, Lumière, fondée à Anvers par Roger Avermaete, défend en peinture l'expressionnisme et le constructivisme. Ça ira, fondée en 1919 à Anvers par M. Van Essche et P. Neuhuys, née de la volonté de quelques jeunes écrivains d'élargir l'horizon artistique et littéraire d'un milieu provincial étriqué, prend rapidement place parmi les meilleures revues d'avant-garde de l'époque. Succédant à Signaux de France et de Belgique (1921), le Disque vert, fondé en 1922 à Bruxelles par F. Hellens et R. Mélot du Dy, fait connaître des écrivains russes comme Essenine et Maïakovski, accueille les débuts de Michaux et compte parmi ses collaborateurs Cendrars, Malraux, Cocteau, Gide, Supervielle, Crevel, Eluard et Ponge. Il disparaît en 1925, reparaissant un moment (1953-1957) sous la direction d'Hellens et de René de Solier. La Renaissance d'Occident de Maurice Gauchez, grâce à sa longévité (1920-1948), constitue également l'un des pôles actifs de la littérature belge de l'entre-deux-guerres, continuant à défendre les valeurs de l'humanisme européen. Le Journal des poètes, enfin, fondé en 1931 par P.-L. Flouquet, se place à la pointe des combats d'avant-garde et ouvre toutes grandes ses portes aux influences étrangères.
Des poètes, non des moindres, quittent définitivement le pays : Jean de Boschère trouve auprès d'Ezra Pound et des Imagistes anglais la confirmation qu'un lyrisme nouveau devait naître des cendres du symbolisme : The Closed Door (1917) et Job le Pauvre (1922) sont d'ailleurs publiés à Londres en édition bilingue. Henri Michaux quitte sa Namur natale et s'embarque pour « bourlinguer » vers l'Amérique (Ecuador) et l'Asie (Un Barbare en Asie), puis, accueilli par Gide et Paulhan, se fixe définitivement à Paris, prenant finalement la nationalité française.
Au dadaïsme européen se rattachent directement les quelques plaquettes de Clément Pansaers, tôt disparu en 1922 ; mais l'esprit dada, plus marqué en Belgique qu'en France, souffle encore incontestablement chez Paul Neuhuys ou Louis Scutenaire. Ce dernier est le fidèle compagnon de route du brillant groupe surréaliste belge qui comprend, outre des peintres comme René Magritte et des musiciens comme André Souris, des écrivains majeurs comme Marcel Lecomte, Paul Colinet, Camille Goemans, E. L. T. Mesens et Paul Nougé. Paradoxalement pour un mouvement à vocation internationale, le surréalisme belge, « Société du mystère » selon Magritte, a une dimension provinciale très marquée. Il prend d'ailleurs rapidement ses distances envers le groupe de Paris avec les revues Distances (1927-1928) et Variétés (1929-1930), pour s'établir comme communauté de création et de réflexion indépendante et originale, plus sensibilisée aux écrits de Jean Paulhan qu'à ceux d'André Breton. Le groupe hennuyer « Rupture », animé par Achille Chavée, se caractérise, lui aussi, par un esprit d'indépendance qui lui donne un ton personnel.
Plus marqué par des personnalités comme Max Jacob, Blaise Cendrars ou Pierre Reverdy que par le surréalisme, Robert Guiette suit une voie personnelle, vouée à une recherche de la concision, de l'ellipse et de la densité poétiques. Souplesse et rigueur caractérisent les poèmes de Robert Vivier et d'Edmond Vandercammen, pour qui la découverte du lyrisme espagnol et hispano-américain ouvre de nouveaux horizons. Marcel Thiry inscrit la prodigieuse aventure de ses jeunes années (Toi qui pâlis au nom de Vancouver, 1924) dans une forme qui rappelle le symbolisme par sa musicalité et sa frappe caractéristique du vers, à laquelle il reste fidèle jusqu'à ses derniers recueils. Odilon-Jean Périer ne chanta « ni très haut ni très longtemps », mais le Citadin (1924) et le Promeneur (1927) contiennent peut-être les plus purs poèmes de la littérature française de Belgique, grâce à un « calme langage » qui rappelle à la fois celui de Racine, de Segalen et d'Eluard, au service d'une inspiration attachée à chanter une « réalité plus simple, la couleur du ciel et des choses, le visage émouvant des hommes ». Proche de Périer, Robert Mélot du Dy allie une ironie désenchantée à une versification traditionnelle mais souple et variée. Les jongleries verbales de Géo Norge et de Maurice Carême rappellent – voire dépassent – souvent celles des fantaisistes français.
Au-delà des écoles et des groupes, les poètes contemporains ont pour point commun de restituer à la poésie sa vocation d'aventure spirituelle, même si celle-ci condamne trop souvent le poète à la solitude et à l'éloignement du public. Pierre Della Faille propose (Requiem pour un ordinateur, 1970) la vision de « l'homme requalifié » pour qui la poésie doit d'abord être révolte dans la lucidité. Pour Fernand Verhesen, l'acte poétique est avant tout une manière de vivre en avant de soi-même (Franchir la nuit, 1970). Dans son patient travail de dépossession de soi, Claire Lejeune utilise le puissant levier de la négativité enfoui dans tout langage pour naître à une vie libérée des anciennes entraves (Mémoire de rien, 1972). André Miguel poursuit à travers les mots et les marges du poème une alliance du monde et de l'intériorité, à la fois respectueusement distante et avide de conjonction. La poésie baroque de Jacques Crickillon, hantée par l'angoisse du vide, s'articule sur la faille du « je » (Nuit la neige, 1983), tandis que Jacques Izoard thématise volontiers l'écart entre les mots et les choses et que Marc Rombaut sonde l'abîme de la langue (Matière d'oubli, 1983). Chaque recueil de Christian Hubin se lit comme un rituel de l'attente et de l'espoir, destiné à maintenir le poète sur un seuil, à le rendre attentif à ce qui le guette et exige sa venue, en promettant un sacre ou une illumination (Coma des sourdes veillées, 1973).
Notons enfin le rôle important joué par le Centre international d'études poétiques, créé en 1954 au cours des Biennales internationales de poésie de Knokke-le-Zoute (Belgique) ; il a pour but de susciter des études historiques sur la poésie et des recherches sur le langage poétique.
Un baroque dramatique
Le théâtre est dominé jusqu'à la Première Guerre mondiale par Maurice Maeterlinck, qui renonce, à partir du début du siècle, au statisme angoissant de ses premières pièces pour le mouvement et l'invention de féeries poétiques comme l'Oiseau bleu (1909) ou des pièces historiques comme le Bourgmestre de Stilmonde (1918). Verhaeren s'est essayé aux drames historiques (Philippe II, 1901 ; Hélène de Sparte, 1912), mais leurs qualités formelles l'emportent de loin sur leur efficacité scénique.
Après la guerre, le théâtre français de Belgique est à l'honneur sur les planches parisiennes grâce au triomphe du Cocu magnifique (1921) de Fernand Crommelynck, qui pratique un théâtre du paroxysme se souvenant de Jarry mais aussi de Pirandello, et où le style baroque se greffe sur une structure classique. Henri Soumagne est représenté, lui aussi, au Théâtre de l'?uvre de Lugné-Poe avec l'Autre Messie (1923), pamphlet dramatique qui affronte le problème de l'existence de Dieu et la nécessité de la religion. Michel de Ghelderode, lui, reprend à ses devanciers la formule de la farce tragique, mais pour lui donner une empreinte désormais ineffaçable : son théâtre est d'abord joué par une troupe flamande (le Théâtre populaire flamand de Johan de Meester), et il faut attendre la création de Hop signor ! en 1947, à Paris, pour que soit vraiment reconnue une œuvre d'une extraordinaire force verbale qui fait corps avec un univers cruel et fascinant, déguisé en carnaval macabre où mort, folie, amour et vie dansent une ronde effrénée et destructrice.
Inspirée elle aussi de l'histoire et de la légende, l'œuvre d'Herman Closson, moins violente, participe à un certain renouveau du théâtre de masse en Belgique, auquel collaborent, durant les années 1950, Georges Sion avec son Voyageur de Forceloup (1951), Charles Bertin, Suzanne Lilar et surtout Paul Willems, qui renouvelle la leçon maeterlinckienne (la Ville à voile, 1966) en montrant que l'efficacité scénique n'est pas incompatible avec un langage poétique et allusif (Elle disait dormir pour mourir, 1983). Jean Sigrid apporte avec Mort d'une souris (1966) et Quoi de neuf, Aruspice (1970) la confirmation d'un talent que les Bijoux de famille (1949) annonçaient déjà. La vraie relève vient pourtant de René Kalisky (1936-1981) qui instaure – sans toutefois réussir à l'imposer vraiment à ses metteurs en scène – avec Trotsky, etc. (1969) et le Pique-nique de Claretta (1973) une écriture théâtrale impliquant sa propre dramaturgie. L'activité de nombreuses jeunes compagnies et le travail de directeurs et metteurs en scène comme Frédéric Baal, Henri Ronse, Marc Liebens ou Guy Denis (qui, avec le « Capich Arden Théâtre », réinvente un théâtre populaire), ont mis en place un processus dépassant largement le domaine dramatique, et dont la dynamique embrasse la totalité de l'univers de l'expression. Avec les Cahiers Théâtre Louvain (depuis 1975, Documents dramaturgiques), enfin, la Belgique francophone dispose d'une revue de théâtre de haut niveau.