Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
G

Grèce (suite)

Du Ve au VIIe siècle

L'intense activité intellectuelle, spirituelle et apostolique qui caractérise le IVe siècle devait se relâcher par la suite. Au Ve siècle, l'antagonisme d'Alexandrie et d'Antioche se poursuit dans la personne de deux évêques. L'un d'eux, Cyrille, s'est fait le champion de l'orthodoxie christologique contre Nestorius ; très alexandrin par son goût de l'allégorie en exégèse biblique, il s'est également employé à lutter contre la renaissance du paganisme en composant une réfutation de l'empereur Julien. Son adversaire est Théodoret de Cyr, qui, en bon antiochien, applique les ressources de son esprit positif à l'histoire ecclésiastique, à l'hérésiologie, à la défense de la foi contre les « maladies helléniques », et surtout à l'exégèse scientifique. À partir du milieu du Ve siècle, l'originalité créatrice et la fécondité littéraire des théologiens grecs déclinent ; du dogme et de l'exégèse l'intérêt se déplace vers la liturgie et l'ascèse ; pour l'interprétation de la Bible, on prélève dans l'œuvre des grands exégètes des siècles passés des extraits que l'on met bout à bout (c'est le genre littéraire des « chaînes ») ; on tire semblablement des grands traités théologiques des citations choisies que l'on assemble en « florilèges ». Sur ce fond de grisaille, quelques grands auteurs se détachent avec d'autant plus d'éclat. L'un d'eux est le mystérieux Denys l'Aréopagite, dont l'identification et la datation demeurent incertaines. Très influencé par la philosophie néoplatonicienne tardive, il est aussi un subtil analyste de la nature de Dieu et de la vie spirituelle, qui édifie une architecture de l'Église triomphante et militante en prenant pour base la notion de hiérarchie ; ses écrits devaient rencontrer un écho démesuré dans le Moyen Âge occidental. On doit en dire presque autant d'un théologien grec du VIIe siècle, Maxime le Confesseur : influencé par Grégoire de Nazianze et par le pseudo-Denys, dont il commenta les œuvres, il est regardé comme le principal fondateur de la théologie mystique byzantine.

La Grèce moderne

L'histoire de la littérature grecque moderne est étroitement dépendante d'une part des aléas, le plus souvent tragiques, de l'hellénisme, et, d'autre part, d'un problème spécifique à la Grèce : la « question de la langue » . En ce qui concerne l'histoire, retenons trois faits révélateurs : de 1204 à 1261, Byzance est aux mains des croisés ; de 1453 à 1821, la majeure partie des territoires hellénophones est soumise aux Turcs ; de l'indépendance à nos jours, royaume ou république, l'État grec n'a guère échappé à la « protection » de puissances étrangères et à des formes plus ou moins marquées de colonialisme culturel. Ce constat historique négatif se trouve encore aggravé par le problème du bilinguisme, ou plutôt du multilinguisme. La Grèce a longtemps vécu dans un sentiment d'insécurité linguistique : cette « malédiction originelle » trouve sa source dans l'atticisme alexandrin du IIIe s. av. J.-C., lorsque quelques grammairiens érudits décidèrent de figer le grec dans un état jugé parfait de son développement. Cette langue savante, destinée à devenir, vers la fin du XVIIIe s., dans une sorte de crispation archaïsante, la catharévoussa ou langue « puriste », qui devait empoisonner toute la vie littéraire du XIXe s., s'oppose, en un divorce absolu, au grec vivant qui, ayant évolué naturellement de la koinè des Évangiles à la langue populaire médiévale, orale puis écrite, a finalement constitué l'outil vivant d'expression du peuple grec : la langue démotique. Cette dernière triomphera littérairement dès le XIXe s., mais devra attendre 1976 pour être enfin reconnue comme langue officielle de l'État grec dans tous ses rouages (justice, administration, etc.). Ces divers facteurs ont grandement retardé et paralysé l'expression littéraire d'une identité nationale, elle-même troublée par l'absence de frontières politiques stables permettant à l'hellénisme de prendre une conscience tangible de son espace spirituel. Aussi, jugeant la littérature grecque moderne, doit-on s'étonner de l'extraordinaire qualité – à défaut de quantité – des œuvres qu'elle a réussi à élaborer dans des circonstances aussi contraires. L'esprit qui anime cette tentative d'un peuple pour trouver sa voix dans le concert des autres littératures européennes est donc la longue et pénible quête d'une synthèse entre une expression linguistique homogène et vivante (permettant d'aborder enfin des problèmes strictement littéraires trop longtemps relégués au second plan par la simple nécessité d'une survie menacée) et les frontières d'une nation qui, après l'effondrement de l'Empire byzantin et la catastrophe de l'Asie mineure en 1922, a dû attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale (rattachement du Dodécanèse en 1946) pour se retrouver dans l'espace de l'État grec contemporain, qui ne correspond du reste qu'approximativement à son espace naturel (questions chypriote et macédonienne).

Des origines à la chute de Byzance

Si la sensibilité grecque moderne est déjà perceptible dans certains passages des romans hellénistiques, on peut néanmoins fixer, sans trop d'arbitraire, au XIIe s., les premiers témoignages de la poésie néohellénique. C'est en effet à cette date qu'apparaît la structure formelle par excellence de la poésie orale grecque, et qui devait bientôt être adoptée par la poésie écrite : le vers de quinze syllabes, où le rythme est accentuel (8/7) et non plus prosodique. Ce vers, dit aussi politique (c'est-à-dire originaire de Constantinople, la Polis), semble l'adéquation formelle la plus proche du souffle lyrique qui, de la chanson populaire au Discours d'amour de Séféris (1931), en passant par Érotocritos (XVIIe s.) et les Libres Assiégés de Solomos (1826), y trouvera toujours son expression parfaite.

   La chanson populaire est le premier témoignage d'une poésie orale qui, bien souvent, par ses thèmes et ses images, remonte directement à l'Antiquité : chants d'amour, de travail, de mort, d'exil, ballades narratives, puis, plus tard, chants « cleftiques » relatant les exploits de résistants à l'occupant turc – tous sont caractérisés par une vision du monde à la fois hédoniste et désespérée qui ignore le christianisme, et par une perfection formelle qui atteindra son apogée au XVIIIe s. et en fera la matrice du lyrisme grec moderne. Ces chants sont le mode naturel d'expression du peuple grec, qui en créa encore durant la Seconde Guerre mondiale, et il ne faut pas s'étonner que la publication par Claude Fauriel des Chants populaires de la Grèce moderne (1824-1825) ait fait grande impression sur l'Europe philhellène.

   Parallèlement à cette production, qui est avant tout le fait d'une société agraire traditionnelle et close, on voit naître, dès avant la chute de Byzance, deux éléments essentiels de la littérature moderne : le récit, épique ou romancé, et la littérature didactique, morale et satirique.

   Les exploits des défenseurs des marches (akrés) de l'Empire byzantin ont suscité divers cycles de chants akritiques, à partir desquels s'est constituée l'épopée de Digénis Akritas, que l'on a surnommée, non sans exagération, l'épopée nationale des Grecs. Nous n'en possédons qu'une version déjà relativement tardive (XIVe s.), où l'on perçoit un mélange d'influences orientales et d'éléments occidentaux, situant bien cette œuvre au carrefour où s'est toujours trouvé l'hellénisme entre Orient et Occident. C'est à ce croisement que l'on doit plusieurs romans versifiés qui, tel Callimaque et Chrysorrhoé, présentent une alliance de romans de chevalerie et de romans hellénistiques, avec parfois des éléments populaires qui sont, eux, prédominants dans les diverses versions du Roman d'Alexandre. La Chronique de Morée, long récit versifié de la conquête du Péloponnèse par les Francs, inaugure un genre qui connaîtra une grande fortune tout au long de la période précédant l'indépendance. La vie urbaine dans la Byzance des Comnènes est présentée de façon cyniquement réaliste dans l'ensemble hétérogène des poèmes prodromiques (XIIIe s.), dont les accents désabusés vont au-delà de la seule valeur documentaire. Ils reflètent la décomposition d'un monde qu'une autre littérature, édifiante, s'efforce de sauver de la ruine : vies de saints ou synaxaires, ou traités moraux, tels le Spanéas ou le Discours consolateur sur le malheur et le bonheur. Mais Byzance était bien morte et « attendait que les Turcs la prennent ».