Afrique noire (suite)
Littératures en anglais
Dans les pays de l'Afrique de l'Ouest anglophone, une presse en langue locale et en anglais accompagna le développement d'une littérature dans la première moitié du XXe siècle, mais peu de livres virent le jour. Il y eut des ouvrages d'histoire comme l'Histoire des Yoruba de Samuel Johnson (1921), voire, après la Seconde Guerre mondiale, une littérature populaire autour du marché d'Onitsha. En 1952 paraissait le premier roman nigérian, l'Ivrogne dans la brousse (1953), dû à un ancien planton autodidacte, Amos Tutuola : il devait rencontrer un succès mondial et son auteur eut beaucoup de mal à se faire reconnaître par le milieu littéraire nigérian, longtemps plein de condescendance pour un intrus. En 1958 paraît Le monde s'effondre (1963), qui est sans doute le roman africain le plus traduit et le plus connu. Son auteur, Chinua Achebe, a poursuivi une carrière romanesque féconde au contact de l'histoire de son pays, et son œuvre constitue une chronique lucide et pathétique qui a servi de modèle à plusieurs générations de Nigérians. Wole Soyinka est son contemporain, mais il est d'abord un dramaturge, actif dans l'ouest du pays, dans les universités, la presse et rencontrant un immense succès auprès des jeunes. La vigueur et le courage de ses dénonciations, notamment en 1975, celle d'Amin Dada, président un temps de l'O.U.A., lui valut le respect international, et le succès mondial de ses souvenirs d'enfance, présentés dans un texte qui mêle réalité et fiction, est sans doute à l'origine de son prix Nobel. Le Nigéria avec plus de cent millions d'habitants a, dans une histoire tourmentée, marquée par la guerre du Biafra (1967-1970), produit plusieurs générations d'écrivains de qualité qui ont donné à l'expression anglaise ses lettres de noblesse en Afrique ; Amos Tutuola est aujourd'hui mis à sa juste place de pionnier.
Des œuvres romanesques fortes sont sorties des drames de la nouvelle Afrique, comme celle du Somalien Nurudin Farah – qui a reçu en 1999 le prix littéraire international Neustadt –, hanté par l'imaginaire géographique d'un pays, la Somalie, qui n'existe plus que par une langue qu'il n'écrit pas.
L'Afrique du Sud a vu son histoire littéraire entièrement récrite et a enfin reconnu la place des écrivains noirs. Alors que se mettait en place une société de caste, les Boers établissaient leur dialecte « africain » du néerlandais, l'afrikaans, comme langue officielle et, malgré leur enfermement dans l'apartheid, produisaient des œuvres comme celles d'André Brink ou de B. Breytenbach. Les anglophones blancs, par la voix de leurs écrivains, persistaient à défendre l'utopie d'une Afrique du Sud multiraciale et démocratique, d'Alan Paton à Nadine Gordimer (prix Nobel, 1995). John Coetzee, allant au-delà de cette utopie, en explore le sens métaphysique. Tel était aussi le sens de l'œuvre puissante d'Athol Fugard, sans doute avec Wole Soyinka le plus grand dramaturge contemporain du monde anglophone, qui a su rester fidèle à son pays et pu en exprimer dramatiquement les déchirements intérieurs. Les victimes de l'apartheid choisissaient d'écrire en anglais et de quitter l'Afrique du Sud, comme Peter Abrahams ou Ezekiel Mphalele. Ce dernier rentra d'exil avant la fin de l'apartheid et plusieurs nouveaux romanciers noirs se réclament de son exemple, comme Zakes Mda ou Njabulo Ndebele. Enfin, la contribution majeure des premiers écrivains noirs anglophones, comme Sol Platjee ou H. Dhlomo, est reconnue dans un grand mouvement de réécriture de l'histoire à partir de nouvelles recherches qui font éclater l'idéologie de la séparation des races, des cultures et des langues. Demeure la question de l'avenir des littératures en langues africaines, pour lesquelles l'Afrique du Sud est aujourd'hui un exemple encore ambigu avec ses onze langues nationales.
Exils, inventions
Ces questions sur l'avenir des pays du continent deviennent l'horizon des écrivains : ceux qui les posent à partir de leur témoignage personnel, à partir d'une expérience partagée avec les autres le font avec pertinence. Il n'est pas possible de réduire la littérature de l'Afrique contemporaine à celle de ses diasporas, même si la presse et la critique du Nord sont tentées fréquemment de se contenter de cette solution aisée. En effet, un phénomène remarquable de la fin du XXe siècle aura été l'émigration considérable de cadres et d'intellectuels du sud vers le nord. Il y aujourd'hui une littérature de l'Afrique en exil, mais elle ne saurait monopoliser le discours sur l'Afrique. Elle réussit parfois à parler de ce qui n'est pas dans la fiction africaine, par exemple les guerres et les génocides des Grands Lacs évoqués avec force dans un livre écrit en néerlandais et en anglais, Chroniques abyssiniennes (2001) de Moses Isegawa.
Les questions d'édition, de choix des langues sont aussi des questions économiques : l'Afrique du Sud choisit onze langues nationales, mais il ne sera pas possible d'imprimer des livres dans toutes ces langues. Cela doit-il conduire à l'exclusivité de l'anglais ? Dans les grandes villes se développent des langues véhiculaires africaines qui sont présentes dans la chanson par exemple, voire dans des spectacles théâtraux, en tout cas dans les arts du spectacle vivant, que l'on peut nommer les arts de la performance. Elles traduisent une expérience de la vie et du monde qui est celle des jeunes – l'Afrique est un continent jeune –, qui a ses mots, ses rythmes, sa syntaxe. Comment ces voix peuvent-elles se faire entendre dans des langues européennes ? Comment peuvent-elles s'approprier les langues africaines écrites, souvent héritières de traditions conservatrices ?
L'exemple de Ngugi Wa Thiongo qui essaie de donner voix à sa fiction nouvelle en gikuyu est ici à citer. Écrivain reconnu, auteur de cinq romans en anglais publiés et traduits internationalement, exilé du Kenya, après avoir été mis en résidence surveillée, il entreprend à partir du dernier quart du XXe siècle d'écrire dans sa langue, le gikuyu. Ce groupe est l'un des principaux groupes ethniques du Kenya : il compte près de cinq millions de personnes représentant les milieux agricoles et économiques qui entouraient le premier président du Kenya, Jomo Kenyatta. Mais la littérature en gikuyu comprend une traduction de la Bible et des séries de brochures romancées à visée pédagogique ; elle comprend aussi des transcriptions et des traductions de la tradition orale. Ngugi choisit de forger une langue littéraire gikuyu : la tâche n'est pas mince et ce romancier confirmé, ce maître du roman, se trouve face à des problèmes nouveaux pour lui en gikuyu : comment identifier le personnage qui raconte ? comment marquer le discours intérieur ? le style indirect libre ? Toutes ces questions relèvent en propre de l'art de la fiction narrative, et auxquelles s'ajoutent celles liées à l'aménagement et à la standardisation linguistique, déjà largement résolues mais pas totalement dans une langue qui connaît une traduction de la Bible. L'exemple de Ngugi est à méditer : il montre combien cette initiative est utopique, puisqu'il s'agit de créer un lectorat nouveau pour un genre qui n'existe pas, dans une langue qui n'existe pas encore – car le gikuyu de la Bible et celui des contes n'est pas le gikuyu de la fiction contemporaine même si sa morphologie est en grande partie la même : une langue littéraire est toujours une création. La question posée par cette pratique de l'écriture est celle de sa reproductibilité : elle nous paraît tout à fait possible, voire même souhaitable. Le nationalisme linguistique ne vaut que par les vocations d'écrivains qu'il suscite ou qu'il ranime. Il ne sert à rien de voter des lois sur les langues officielles si personne n'écrit ces langues. La reconnaissance du bilinguisme acquise paisiblement et efficacement – « l'anglais est le kiswahili du monde » a même dit Nyerere et cela vaut sans doute aussi un peu pour le français ne saurait effacer tout ce qui se dit ailleurs et autrement. L'exemple de l'Europe multilingue, mais riche, est ici utile à l'Afrique. Il ne sert à rien de poser au défenseur des cultures de l'Afrique si c'est pour abandonner ses langues. Wole Soyinka écrit en anglais sans complexe et s'en félicite ; mais il a aussi traduit du yoruba et composé de nombreuses chansons en yoruba. La diversité culturelle, célébrée par tous, n'a de sens que si elle s'accompagne de la diversité linguistique, et ce constat vaut aussi pour l'Afrique.