Allemagne (suite)
Deux littératures allemandes
Dans l'Allemagne abattue, dévastée et morcelée de 1945, le désarroi intellectuel et moral est aussi grand que la détresse matérielle. La reconstruction de la littérature allemande commence dès le lendemain de l'armistice, mais dans des conditions très différentes en zone d'occupation soviétique, la future R.D.A. (République démocratique allemande), et dans les zones occidentales, la future R.F.A. (République fédérale d'Allemagne). La République démocratique allemande. La littérature de la zone soviétique, puis celle de la R.D.A., est indissociable de l'évolution sociale et politique du pays. Les autorités soviétiques et leurs auxiliaires allemands veulent la mettre au service de l'édification du socialisme, de sorte que son ancrage idéologique est double : antifasciste et socialiste. La période entre 1945 et 1949 (la R.D.A. est fondée le 7.10.1949) est dominée par les écrivains antifascistes : Abusch, Becher, Brecht, Bredel, Hermlin, Seghers, A. Zweig, mais aussi Thomas et Heinrich Mann, ou encore Feuchtwanger, qui resteront en exil. Les œuvres publiées sont d'une facture classique, avec des thèmes principalement orientés vers l'appréhension du passé proche. La modernité littéraire incarnée par Kafka, Joyce, Faulkner ou Proust est considérée comme « décadence bourgeoise », et refusée.
Entre 1949 et 1961(Mur de Berlin le 13.8.1961), la production littéraire est-allemande entre dans une phase de planification politique ; aux thèmes antifascistes s'ajoutent ceux relatifs à l'édification du socialisme. La mort de Staline (5.3.1953) laisse espérer une libéralisation culturelle qui ne vient pas vraiment. La répression soviétique du soulèvement populaire du 17 juin 1953 et celle du gouvernement hongrois d'insurrection en 1956 inaugurent au contraire une période de terreur intellectuelle. L'excommunication de Lukács, maître à penser des théoriciens est-allemands mais aussi membre du gouvernement hongrois d'insurrection, entraîne en R.D.A. une vague de procès politiques contre des intellectuels communistes (par exemple le fondateur des éditions Aufbau, Walter Janka). La reprise en main de la vie littéraire par les autorités est-allemandes se traduit, à partir de 1957, par leur volonté d'abolir la distinction entre travail intellectuel et travail manuel. Cela aboutit en avril 1959 à la Conférence de Bitterfeld, qui réaffirme la nécessité, pour les écrivains, de s'inspirer du monde du travail (usines, coopératives agricoles, chantiers) et invite les travailleurs à prendre la plume. Le succès de cette ligne officielle est surtout quantitatif . Le manque de liberté pousse certains écrivains de talent à fuir (U. Johnson), et fait regretter Brecht (mort le14.8.1956). Au théâtre, en effet, les années 1950 sont surtout dominées par ce dernier et son « Berliner Ensemble », qui connaît une gloire mondiale. Il joue ses pièces, mais aussi celles de Hacks, de Müller, de F. Wolf, de Strittmatter. Dans le domaine poétique, on voit apparaître, aux côtés des anciens (Arendt, Becher, Fürnberg, Huchel) et des moins anciens (Bobrowski, Hermlin, Kuba), quelques noms nouveaux (Fühmann, Kunert).
Entre 1961 et 1976 (date de « l'affaire Biermann »), les écrivains se distancient peu à peu du régime et du réalisme socialiste. Les autorités oscillent entre une attitude répressive et une libéralisation de façade. En 1965, le comité central du SED (Parti socialiste unifié) fustige encore « le modernisme, le scepticisme, le nihilisme, l'anarchisme, le libéralisme et la pornographie » de la littérature. En 1971, Erich Honecker, premier secrétaire du SED, annonce une libéralisation, mais très vite, interdictions de livres et emprisonnements d'écrivains se multiplient. Les écrivains se tournent vers des thèmes et des expériences formelles proscrits. Le roman de production fait place à la peinture de destins individuels marqués par les conflits et les échecs ; les torts ne sont pas imputés à l'individu, mais à la société, de sorte que subjectivité du récit et critique sociale vont de pair (Becker, H. Kant, C. Wolf). La situation des femmes (Kirsch, Morgner, M. Wander) et celle des jeunes (Kunze, Plenzdorf) est dépeinte avec plus de liberté. Mais en novembre 1976, le chanteur et poète Wolf Biermann, invité en R.F.A. par le syndicat IG Metall, se voit interdire le retour en R.D.A. par les autorités ; il est déchu de sa nationalité est-allemande. Douze écrivains signent alors une lettre de protestation à Erich Honecker, inaugurant une phase de rupture plus radicale.
Entre 1976 et 1989 (chute du Mur le 9.11.1989), le fossé entre les écrivains et le pouvoir s'élargit encore. « L'affaire Biermann » déclenche une vague de départs à l'Ouest (Brasch en 1976, Kirsch et Kunze en 1977, Becker et Kunert entre 1978 et 1981, Hilbig et Maron après 1983). La littérature explore des terrains inédits : les mythes de l'Antiquité, les biographies romantiques, l'histoire allemande lointaine, les traces du nazisme dans l'inconscient (Fühmann, Kunert, Müller, C. Wolf), le quotidien est-allemand (Hein). La crainte d'une guerre Est-Ouest, ravivée par l'élection de Reagan aux États-Unis, mais aussi la catastrophe nucléaire de Tchernobyl donnent une coloration pacifiste ou écologiste à des œuvres qui critiquent le progrès technique et la raison instrumentalisée. Les écrivains plus jeunes, nés en R.D.A., se retirent des circuits officiels de reconnaissance ; ils publient dans des revues subculturelles à faible tirage (Anderson, Erb, Hilbig, Maron, Rathenow).
En 1989-1990, la R.D.A. s'écroule. Les départs massifs pour l'Ouest (été 1989) et les manifestations pacifiques (automne 1989) entraînent l'ouverture du Mur (9.11.1989) et la réunification allemande (3.10.1990). Le système culturel de la R.D.A., qui assignait aux écrivains une place entre contrôle et privilège, s'effondre : certains ont le sentiment d'être livrés sans recours à une logique de marché dévastatrice. La « querelle germano-allemande » autour du roman de C. Wolf Ce qu'il reste (publié le 5.6.1990) est révélatrice du malaise. L'auteur, qui décrit la souffrance d'un écrivain de R.D.A. espionné par la Sécurité d'État (Stasi), est accusée à l'Ouest d'ambiguïté face au régime est-allemand (Schirrmacher dans le FAZ) ; on tente parallèlement de disqualifier la littérature engagée de l'Ouest (Greiner dans le Zeit) et de réhabiliter « l'art pour l'art » (Bohrer dans le Merkur). La querelle, qui fait la une des journaux, rebondit quand Biermann dévoile la compromission du poète Sascha Anderson, membre de la sub-culture, avec la Stasi ; la disqualification semble alors gagner toutes les générations d'écrivains est-allemands, ce qui amène C. Wolf à comparer ces derniers aux intellectuels persécutés par le nazisme ! Au-delà des excès, cette controverse révèle la difficulté de repenser ensemble le passé littéraire et politique depuis 1945.
La République fédérale d'Allemagne
Par comparaison avec la R.D.A., on peut dire que la reconstruction de la littérature s'est effectuée ici de façon moins concertée et suivant des principes moins clairs. Les efforts de « ré-éducation » des alliés occidentaux manquaient de cohérence et les rapports avec le passé récent sont restés ambigus. De nombreux auteurs compromis avec le régime nazi ont pu rapidement revenir sur le devant de la scène. Mais les Allemands de l'Ouest ont pu, en revanche, avoir un contact plus large avec toute la tradition littéraire allemande ou étrangère occultée pendant les années de dictature. La situation littéraire des premiers temps après « l'année zéro » est ainsi caractérisée par la découverte des littératures anglo-saxonnes et française, ainsi que par les œuvres des auteurs allemands en exil (Docteur Faustus de Th. Mann, le Jeu des perles de verre de H. Hesse). À côté d'auteurs de l'ancienne génération (H. Kasack, E. Langgässer, E. Wiechert, C. Zuckmayer), on voit également paraître, dans la production de ces premières années, des noms nouveaux : W. Borchert et W. Schnurre sont les principaux représentants de la « littérature des décombres » (terme introduit par H. Böll), dont les thèmes sont la guerre, le retour et les ruines.
Les années 1950 sont dominées par les phénomènes de la restauration politique et de la reconstruction économique (le « miracle économique »). Les intellectuels, et en particulier les écrivains, souffrent de se sentir marginalisés par cette société uniquement soucieuse de retrouver son bien-être. On retrouve encore beaucoup de représentants de cette génération qui a donné ses premières œuvres avant la guerre : G. Eich, E. Langgässer, M. L. Kaschnitz, N. Sachs, E. Jünger, A. Döblin, K. Edschmid, B. Breitbach. Mais une nouvelle génération s'annonce, qui a connu la guerre, mais n'en porte pas la responsabilité. C'est surtout dans le domaine du roman que cette génération s'exprime. Le Groupe 47, créé autour de H. W. Richter, cristallise ces forces nouvelles : on y trouve, entre autres, I. Aichinger, A. Andersch, I. Bachmann, H. Böll, G. Grass, W. Koeppen, S. Lenz.
Le roman, réaliste dans sa forme, mais qui intègre souvent des éléments surréalistes et grotesques, tourne autour des thèmes du passé récent, de l'expérience du fascisme, de la guerre, du retour, mais il critique aussi l'évolution de la société en R.F.A. ou le refus de reconnaître les fautes du passé. En poésie, des accents nouveaux se font entendre chez C. Meckel, E. Meister, R. Rühmkorf. Dès la fin des années 50, la poésie politique se manifeste, avec H. M. Enzensberger. Au théâtre, si le répertoire étranger domine encore, ainsi que les pièces des deux auteurs suisses, M. Frisch et F. Dürrenmatt, se développe le genre de la pièce radiophonique : ce n'est pas un théâtre adapté, mais un genre à part qui offre des possibilités nouvelles de travailler avec le matériau sonore. Beaucoup d'auteurs de premier plan s'y sont essayés (Andersch, Bachmann, Aichinger, Böll) ; parmi ceux qui ont plus particulièrement adopté ce genre, citons W. Jens, D. Wellershoff, G. Eich, E. Schnabel. Plus récemment, les poètes comme H. Heissenbüttel, E. Jandl, L. Harig, F. Mon ont poussé plus loin encore les limites du genre.
Au cours des années 1960, la littérature se politise de plus en plus en R.F.A. Cette évolution trouve son point culminant en 1968. Des événements comme la récession de 1966, la guerre du Viêt-nam, la discussion des lois d'exception, la révolte estudiantine, puis la montée du terrorisme ont été à l'origine de ce mouvement. Quittant leur tour d'ivoire, les écrivains allemands s'engagent, participent aux combats politiques et prennent position sur les sujets brûlants de leur temps. Cet engagement peut s'observer dans toute la production littéraire : G. Grass prend comme sujet le désarroi de la jeunesse estudiantine, Böll fustige la presse à sensation. Mais c'est au théâtre que le phénomène se manifeste avec le plus d'éclat avec R. Hochhuth, P. Weiss, H. Kipphardt, H. M. Enzensberger, M. Walser, T. Dorst. Bien que prenant leurs sujets dans le milieu provincial, des auteurs comme M. Sperr, R. M. Fassbinder, F. X. Kroetz ne sont pas moins engagés. La poésie suit le même mouvement, avec E. Fried, Y. Karsunke, F. J. Degenhardt.
Mais cette même période voit paraître de nouveaux noms : U. Johnson, P. Härtling, H. Fichte, G. Zwerenz, P. Handke. Parallèlement au processus de politisation et sans exclure l'engagement politique se développe une littérature expérimentale à laquelle appartiennent des romanciers comme A. Kluge, Jürgen Becker et le groupe du « Nouveau Réalisme » avec D. Wellershoff, G. Herburger, G. Seuren, R. D. Brinkmann. À ces auteurs, influencés par le « Nouveau Roman » français, on peut adjoindre R. Rasp ou G. Elsner qui mêlent le grotesque au réalisme. La poésie expérimentale, en particulier la poésie concrète, est illustrée par H. Heissenbüttel, F. Mon, E. Gomringer et le « groupe de Vienne ». Bien qu'étant d'une génération plus ancienne, A. Schmidt, qui est toujours resté à l'écart de tout mouvement ou groupe, doit également être cité ici. Dans le paysage littéraire si divers des années 60, il faut enfin mentionner le développement d'une littérature du monde du travail d'où émergent les noms de Max von der Grün, G. Wallraff et les écrivains du Groupe 61, relayé plus tard par le Werkkreis 70.
Après que la « mort de la littérature » a été proclamée en 1968, il semble qu'on assiste depuis lors à un certain retour vers une « nouvelle subjectivité » ou « intériorité ». L'autobiographie et le journal intime sont en vogue : P. Schneider, B. Vesper, U. Timm, R. Geissler, P. P. Zahl, J. Theobaldy, N. Born décrivent leur itinéraire, de la révolte à la résignation. D'autres, comme L. Harig, H. C. Artmann, H. Achternbusch se retournent vers leurs provinces et dénoncent la difficulté de vivre et de se trouver soi-même dans un monde aliénant. Les modes de vie marginaux, « alternatifs », sont au cœur de toute réflexion, de même que les problèmes des femmes ou des minorités. Le phénomène le plus remarquable est peut-être celui que constitue la nouvelle « émigration à l'intérieur » de l'Allemagne : celle des écrivains de la R.D.A. passés à l'Ouest. Coupés de leur public et poursuivant leurs recherches dans des tonalités, sinon sur des bases, notablement différentes des écrivains occidentaux, ils font l'expérience d'un double déracinement.
Initiée par la venue de travailleurs immigrés en Allemagne de l'Ouest dès 1961, la littérature des Turcs d'Allemagne repose longtemps sur deux tendances : la littérature prolétarienne due à des ouvriers devenus écrivains ou des auteurs exilés politiques et la littérature de témoignage produite par les « visiteurs », tels B. Necatigil ou Füruzan. Dans les deux cas, il s'agit d'une approche plutôt sociologique et qui ne donnera que tardivement des œuvres de qualité. Depuis le milieu des années 1980 s'est imposée une tendance nouvelle, celle des auteurs de langue allemande : jeunes écrivains ayant grandi en Allemagne, leurs préoccupations sont politiques (Z. Senocak et F. Zaimoglu) ou purement littéraires (E. S. Özdamar) mais dans les deux cas participent à un nouveau multiculturalisme à l'allemande.