Shakespeare (William) (suite)
L'angoisse comique : identité, déguisement, caprice
La Comédie des erreurs vient des Ménechmes de Plaute. Shakespeare a rencontré une question qu'il va se poser longtemps : qui suis-je ? Il suffit de l'invention de deux jumeaux, Antipholus de Syracuse et Antipholus d'Éphèse, nantis de deux domestiques également jumeaux, et d'accepter la convention qu'ils alterneront sur la scène sans se rencontrer. Du point de vue comique, c'est un perpétuel quiproquo, pour les domestiques quelques volées de bois vert et pour les patrons des vitupérations de femmes acariâtres. Mais s'il peut exister une angoisse comique, elle s'exprime dans le sentiment des uns et des autres de n'avoir plus prise sur le réel, comme dans un rêve, et de ne plus exister. Shakespeare est assez fasciné par ce sortilège pour le recréer l'année suivante dans la Mégère apprivoisée et, comme pour qu'on ne s'y méprenne pas, en le redoublant. Le prélude à la pièce est une première présentation du thème : Sly, rétameur ambulant, s'endort ivre mort à la porte d'une auberge, où il est aperçu par un seigneur revenant de la chasse avec ses gens. L'idée vient au seigneur d'emporter l'ivrogne chez lui, où celui-ci se réveillera dans un lit somptueux, devenu le seigneur, puisque traité par tous comme tel, avec une gente dame pour épouse. Sly résistera vaillamment, repoussera le vin et réclamera sa petite bière, à laquelle il lie son identité, puis finira par se résigner au témoignage de tous ses sens. Sly n'est pas heureux d'être devenu un autre, fût-ce un seigneur. Que dire alors de Kate la mégère ? Petruchio, qui ne la veut pour femme qu'à cause de la dot, est prémuni par l'indifférence contre son agressivité délirante. Il va la dresser comme on dresse un cheval rétif, mais par des moyens appropriés, c'est-à-dire psychologiques. Elle est toutes griffes dehors : Petruchio la complimente sur sa douceur. Elle est reconnue comme une mégère agressive : Petruchio déplore l'incompréhension dont elle est l'objet. Il l'isole ainsi en paraissant la défendre, et la sépare même de ses propres paroles, puisque le sens n'en est plus compris. Au terme de ce processus méthodique d'aliénation surgira une femme humble et docile. Notons que, dans la même pièce, le thème de l'identité est mis une troisième fois en jeu, lorsque, dans le cadre d'une intrigue secondaire, le père de Lucentio se trouve en face de quelqu'un qui prétend être lui et se voit lui-même traité d'imposteur.
Piège de la personnalité, piège du langage. Les pièces de Shakespeare se tiennent. Ainsi dans Peines d'amour perdues où la mascarade amoureuse (les amants travestis se heurtent à la même ruse de la part des femmes) et la guerre des sexes se réduisent à un assaut d'esprit et en une mise en abyme du langage grâce à un pédant et à un grotesque, eux-mêmes parodiés par le page du grotesque. Ainsi dans le Songe d'une nuit d'été où l'amour est sorcellerie. Ainsi dans Roméo et Juliette où l'on ne sait si l'on est dans une tragédie ou une comédie qui finit mal, où la pièce parle deux langues : les dialogues entre les amants sont un chant d'une grâce éblouissante, la plupart des autres sont caractérisés par une langue sursaturée de jeu verbal et d'à-peu-près, dont l'agilité rappelle les débats de Peines d'amour perdues.
Le moi, le roi
Contemporain de Roméo et Juliette, Richard II a la même aura poétique dans l'évocation de l'histoire, pour aborder un autre sujet favori de l'univers shakespearien : le rapport de l'imagination égotiste et de la fonction royale, du pouvoir aliénant. On remarque dans Richard II une proportion unique de vers rimés, pour rehausser le ton. La pièce faisait écho à l'Édouard II de Marlowe, et Richard lui-même, avant d'être assassiné dans sa prison, avait, dit-on, fait allusion à son grand-père déposé, emprisonné, assassiné. Plus proche, sa pathétique histoire obsédait Élisabeth. Si l'on peut suivre à travers tout Shakespeare l'idée que la vie n'est que théâtre, celle-ci se manifeste ici presque crûment. Richard joue son rôle de roi comme un acteur, sensible au faste, au vulgaire profit que pouvait procurer l'usage arbitraire de l'autorité suprême – nullement à sa responsabilité envers son peuple. Ce roi faible a l'étoffe d'un tyran. L'arbitrage qu'il rend capricieusement entre deux féodaux, Bolingbroke (le futur Henry IV) et Mowbray, qui s'accusent mutuellement de haute trahison, montre à l'œuvre une justice ubuesque. Sa personnalité toute creuse se raccroche à son droit divin et au soutien des anges, jusqu'au moment où son orgueil n'est plus que celui de participer aux grands malheurs des rois, « les uns hantés par les fantômes de leurs victimes, certains empoisonnés par leurs femmes, d'autres morts en dormant, tous assassinés » : curieuse prophétie, où le personnage évoque, tels que les évoquera son auteur, les drames de la « couronne creuse ». Ayant si mal joué son rôle, il lui reste à se regarder finir, à se dépouiller, à se mettre à nu : « Je n'ai plus de nom, plus de titre, rien, même pas ce nom qui me fut donné au baptême, qui ne soit usurpé. » Il se voudrait de neige pour fondre en eau au soleil de Bolingbroke – masochiste comme tant de personnages shakespeariens. Contemplant son visage dans un miroir qu'il jette à terre, il conclut : « Ma tristesse a détruit mon visage », mais son impitoyable adversaire ne lui concède aucune réalité : « L'ombre de votre tristesse a détruit l'ombre de votre visage. »
On peut joindre à Richard II, malgré l'intervalle qui les sépare, les deux parties d'Henry IV et Henry V. Ce sont des pièces moins classiques, moins tragiques, moins poétiques de ton. Le personnage royal n'intéresse que par son contraste avec Richard, comme démonstration du principe de responsabilité aliénante. Dans la personne du prince de Galles devenant Henry V, nous voyons se produire la mutation de la délinquance juvénile au sérieux parfait, annoncée très tôt par un perfide aparté, alors qu'il semblait installé dans la compagnie de Falstaff et de sa bande : « Je vous connais tous ; je veux encourager un temps l'humeur débridée de votre vie oisive. » Il calcule : « Quand je rejetterai cette vie relâchée, ma réforme éclatant sur ma faute en paraîtra meilleure. » L'hypocrisie comme jeu de prince. Massif, brutal, Henry IV se dressait entre deux figures symétriques, Falstaff et Hotspur. Plus l'Angleterre devenait sérieuse, et plus elle s'enchantait de Falstaff : il lui rendait à peu de frais l'affranchissement de toute règle morale ; son cynisme, son anarchisme étant écartés du spectateur physiquement par son énorme bedaine, éthiquement par un système complet d'inversion des valeurs, esthétiquement par une gaieté, un esprit dont le vin des Canaries anime les gambades funambulesques, il n'est pas dangereux. Shakespeare lui fait, avec une habileté merveilleuse, préserver, dans sa canaillerie, une innocence. Mais c'est une canaille : escroc des pauvres, détrousseur des plus lâches que lui, faux héros, qui à la bataille égorge les guerriers déjà morts. Une politique à usage personnel, ou comment s'en tirer par rapport au pouvoir : jouer candidement son jeu, c'est-à-dire renchérir sur sa perversité.
Illusions, ambiguïtés, musique
Comme il vous plaira est l'une des pièces où l'on peut montrer que comédies et tragédies sont susceptibles d'avoir les mêmes thèmes, la différence étant dans le traitement. Le premier thème ici est l'usurpation et la haine entre frères, que, dans l'Ulysse de Joyce, Stephen Dedalus rapporte à l'histoire personnelle du poète. Le duc Frédéric a usurpé l'État et chassé son frère, qui a trouvé toutefois dans la forêt, refuge traditionnel depuis le Moyen Âge des bannis et des hors-la-loi, un asile confortable. De même, Olivier s'est emparé des biens de son frère Orlando, l'a chassé et complote sa mort. Le père d'Orlando était lié à l'ancien duc ; son fils est indésirable, comme le devient soudain la fille du duc, Rosalinde, gardée à la cour par l'amitié de la fille de l'usurpateur, Célia. L'usurpateur est, comme tous ses pareils, rongé de méfiance. Tout le monde est banni et se retrouve dans la forêt jusqu'à ce que des repentirs caractéristiques d'un théâtre insoucieux de continuité psychologique annoncent la fin de l'interlude pastoral et le retour des bannis. Un des grands clichés de la Renaissance est au centre de la pièce : l'opposition de la cour, comme milieu humain le plus corrompu, et de la nature, dont la pureté régénère pour un temps ceux qui s'y retrempent. La nature, dans la mesure où elle ne participe pas de la chute de l'homme, est harmonie, et les hommes s'y joignent par la musique.
La Nuit des rois est voisine de Comme il vous plaira à la fois dans le temps et par l'esprit. Mais l'atmosphère d'irréalité et d'illusion y présage déjà les pièces de la fin, tandis que l'imbroglio nous ramène au tout début et à la Comédie des erreurs. Comme dans cette pièce, nous trouvons deux jumeaux, Sebastian et Viola ; pour amorcer tous les quiproquos à venir et y préparer les spectateurs, Antonio, qui a sauvé Sebastian d'un naufrage paraissant universel, rencontre Viola, elle aussi sauve, en habit d'homme, et la prend pour son frère. Ni cela ni rien dans cette pièce ne serait très drôle s'il n'y avait, pour animer une robuste intrigue secondaire, sir Toby, Falstaff pansu, et ses séides. La mystification qu'ils inventent pour que le morose intendant Malvolio, se croyant aimé de sa maîtresse, suive des instructions dont l'effet est de le faire passer pour fou continue malicieusement la confusion d'identité et les quiproquos accidentels qui sont au centre, avec un accent parodique. Une musique tendre accompagne encore toute la pièce, dont le duc donne le ton dès le premier vers : « Si la musique est la nourriture de l'amour, jouez encore », espérant que l'excès apportera la satiété. Une sensualité raffinée évoque dans une veine de transpositions romantiques « le doux son qui s'exhale sur un talus de violettes, prenant et rendant les odeurs ». À l'acte II, le duc réclame de nouveau une chanson. Et c'est « Viens-t'en, viens-t'en, ô mort... », « une chanson de jadis » : cette mélancolie se conjugue au passé pour ajouter au sentiment de l'inaccessible.