Nerval (Gérard Labrunie, dit Gérard de)
Écrivain français (Paris 1808 – id. 1855).
Très tôt orphelin d'une mère qui meurt en 1810, Nerval est élevé à Mortefontaine par un oncle maternel, Antoine Boucher, dont l'évocation ouvre significativement le recueil les Illuminés. L'appartenance généalogique au Valois fonctionnera dans toute l'œuvre comme le matériau brut d'une réélaboration mythique qui emprunte, à la façon de Rousseau et la Suisse, tant au folklore qu'à la vision idyllique d'une société arcadique. C'est ainsi à Mortefontaine que s'éveillera le goût de Nerval pour la littérature ésotérique, sûr moyen de concilier réalité décevante et exigences oniriques, voire utopiques.
La Bohème galante
À Paris, Nerval noue au lycée Charlemagne une amitié durable avec son condisciple Théophile Gautier. Dès 1827, il acquiert un début de renommée avec une traduction du premier Faust de Goethe, dont la préface évoque les « révélations divines », « l'ardeur de la science et de l'immortalité » qui animent Faust dans son entreprise pour se hausser à la « hauteur d'un dieu ». L'admiration pour la culture germanique, initiée par les écrits de Mme de Staël, ne se démentira plus et « la vieille Allemagne, notre mère à tous » ne cessera de constituer un double affectif à l'univers du Valois : il aide notamment en 1830 à la reconnaissance en France du Sturm und Drang et du premier romantisme au moyen d'une anthologie de Poésies allemandes. Sa notoriété naissante lui permet de rencontrer Pétrus Borel ou Hugo, de fréquenter Nodier, qu'il considérera comme l'un de ses « tuteurs littéraires » et auprès de qui il découvre les vertus de l'excentricité et les beautés du fantastique. Enthousiaste jeune romantique, il met en chantier un Han d'Islande pour le théâtre et il est, avec Gautier, de la bataille d'Hernani. À partir des mêmes années, il publie, dans des revues, divers poèmes qui formeront pour partie la matière des futures Odelettes (1852-53) et dont on retient surtout « Fantaisie » (1832) parce qu'elle marque le début de la maturation d'une poétique propre. En 1832, Nerval fréquente le « Petit Cénacle » qui gravite autour du sculpteur Jehan Duseigneur. Il a hérité de son grand-père maternel et inaugure alors le cycle de ses voyages dans le Midi et en Italie avant l'époque de la « bohème galante », qui sera évoquée dans les Petits Châteaux de Bohême (1853), le temps des amitiés violentes (Arsène Houssaye, Gautier), des « cydalises », des « rimes galantes ». En mai 1835, Nerval lance une revue conçue pour exalter le théâtre, ainsi qu'une comédienne qu'il avait aperçue, peut-être dès 1833, Jenny Colon, et qui ne cessera de hanter son œuvre : ce sera le Monde dramatique, qui disparaît dès l'année suivante. Ruiné, Nerval se replie sur de nécessaires activités de journaliste, au Figaro, à la Charte de 1830, à la Presse. Avec Gautier, il projette l'écriture des Confessions galantes de deux gentilshommes périgourdins, tout en s'évertuant à remporter un impossible succès théâtral – il collabore notamment avec Dumas. Sa traduction, en 1840, d'un certain nombre d'épisodes du second Faust lui permet d'affirmer dans une préface ses idées essentielles : le panthéisme (« Dieu est dans tout »), la solidarité des époques et des êtres dans l'éternité (« l'éternité conserve dans son sein une sorte d'histoire universelle »), enfin et surtout, autour de l'image d'Orphée et du personnage d'Hélène, la cristallisation d'une conception de l'amour vécu comme un destin envahi par les forces magiques de la répétition et du souvenir (« Est-ce le souvenir qui se refait présent ici ? ou les mêmes faits qui se sont passés se reproduisent-ils une seconde fois dans les mêmes détails ? »).
Premières crises
L'année 1841 marque un tournant : en février, Nerval a une première crise de folie ; il est interné à Montmartre chez le docteur Blanche jusqu'en novembre. Le 1er mars, J. Janin fait « l'épitaphe de son esprit » dans le Journal des débats. Nerval relèvera « l'étonnant article qu'il a bien voulu consacrer à mes funérailles ». D'emblée, il récuse les interprétations qui voudraient le présenter comme un homme marqué par ses crises : à ces menaces d'enfermement il oppose sa volonté d'écrire sans renier pourtant l'expérience qu'il a traversée. D'où l'attitude ambiguë du poète à l'égard de son mal : il demande bien à Janin de « réparer » (« Je passe pour fou, grâce à votre article nécrologique »), mais n'en revendique pas moins une singularité dont l'essence lui paraît indéniablement poétique (« J'ai fait un rêve... j'en suis même à me demander s'il n'était pas plus vrai que ce qui me semble explicable et naturel aujourd'hui »). L'élaboration de son mythe personnel, se ressourçant aux données de son érudition ésotérique, s'exprime à propos d'un « petit voyage » en France, imaginé, mais non réalisé, dont il expose l'inspiration dans une lettre à Cavé (31 mars 1841). En 1842, il fait paraître dans la Sylphide, les Vieilles Ballades françaises (qui deviendront en 1854 les Chansons et Légendes du Valois) et, sous le titre d'Un roman à faire, six lettres écrites à Jenny Colon, morte en 1842, ainsi qu'une première version d'Octavie. Malgré les avancées de la folie, Nerval entreprend un vaste périple autour de la Méditerranée : il visite successivement l'Égypte, le Liban, Chypre et Rhodes sur la route qui le mène à Constantinople. Il rentre par Malte, Naples et voit Pompéi et Herculanum. Il est à Paris en janvier 1844 et son activité se déploie aussitôt dans les domaines (théâtre, récit, nouvelle) qui n'ont cessé de dessiner la physionomie de la production nervalienne : de l'un à l'autre, les thèmes se répondent et s'enchaînent dans l'unité d'une œuvre soumise à de perpétuels remaniements, mais l'essentiel tient à la préparation d'une « édition classique » du Voyage en Orient, récit romancé de son expédition, qui le requiert jusqu'à sa parution dans sa version définitive chez Charpentier, en 1851. Nerval ne s'est pas contenté des seules impressions perçues directement au cours de son voyage ; son imagination a puisé à bien des sources diverses : lectures, récits recueillis, réminiscences personnelles, représentations visuelles (dessins, gravures). Au-delà du pittoresque à la mode (des Orientales de Hugo aux voyages d'artistes comme Delacroix), le Voyage en Orient devient une incarnation des rêves et des mythes personnels d'un poète qui projette des sens imaginaires dans les énigmes orientales et « se retrouve » dans l'architecte Adoniram, constructeur du temple de Salomon, ou dans le calife Hakem, fondateur halluciné d'une religion nouvelle pour mieux pleurer le reniement moderne du passé autant que l'impossible assimilation de son être propre à un monde proprement éblouissant. C'est le début de la plus riche période de création nervalienne avec la publication en 1853 de Lorely, les Nuits d'octobre et les Illuminés, recueil qui rassemble des nouvelles publiées dans la presse depuis 1839 et qui sont consacrées à des personnages inspirés et excentriques, voire à des « précurseurs du socialisme », au rang desquels Nerval inscrit Restif de la Bretonne (« les Confidences de Nicolas »). Aventure d'un sosie d'Henri II qui finit par s'identifier au souverain (« le Roi de Bicêtre »), curiosité pour la magie et les sociétés secrètes (« Cagliostro »), nostalgie du paganisme (« Quintus Aucler »), picaresque de « l'Histoire de l'abbé de Bucquoy » : l'ensemble culmine dans l'évocation de l'auteur du Diable amoureux (« Cazotte »). Nerval est à nouveau en maison de santé de février à mars 1853, mais réussit pourtant à travailler aux Filles du feu, assemblage hétéroclite de textes publié en 1854 sous un titre « bien frou-frou » qui ne le satisfait pas. À Angélique, récit excentrique qui doit beaucoup à Nodier et est tiré d'un feuilleton paru en 1850 sous le nom de Faux Saulniers, sont ajoutées Octavie, écrite en 1842, reprise en 1845 et 1853, Corilla, composée en 1839 et déjà utilisée dans les Petits Châteaux de Bohême, et surtout Sylvie, promise à une gloire jamais démentie par la poésie de sa description désenchantée tant d'une génération romantique finissante que d'un Valais évanescent. Ce récit de la mémoire, où s'affirme une poétique qui ne prend sens que dans le dépassement des antithèses et dans la nécessité continue de la réécriture, influencera fortement Proust, entre autres. Ne pouvant terminer la Pandora, Nerval use du plagiat cher à Nodier en tirant Isis d'une étude d'un archéologue allemand et Jemmy d'une nouvelle de C. Seasfeld, avant de collaborer avec Auguste Maquet pour Émilie. L'ensemble, précédé d'une préface à Alexandre Dumas qui tente d'expliquer, avec une certaine ironie, le sens de la folie nervalienne, se clôt sur les douze sonnets « supernaturalistes » des Chimères. Femmes entrevues ou imaginées, héroïnes d'Italie ou paysannes du Valois, les « filles du feu » patronnent l'« épanchement du rêve dans la vie réelle » et manifestent la puissance du syncrétisme. Elles sont aussi et surtout prétextes à une interrogation approfondie sur les frontières fragiles qui séparent prose et poésie. Quant aux Chimères, elles constituent un commentaire elliptique des nouvelles. La structure du recueil n'est pas sans importance : partant du Desdichado où s'affirme péremptoirement le sujet en quête d'une hypothétique identité (« Suis-je Amour ou Phébus ? Lusignan ou Biron ? »), l'ensemble aboutit aux Vers dorés, qui diluent l'individu dans le sein d'une Nature élevée au rang de sujet (« À la nature même un verbe est attaché... »). Parcours initiatique, en quelque sorte, qui préfigure celui d'Aurélia, parcours démiurgique essentiellement qui, néantisant mythes et figures divines (« La déesse avait fui... », « Dieu n'est pas, Dieu n'est plus... », « Tombez fantômes blancs de votre ciel qui brûle... », etc.), fait de l'écriture – que glose la figure d'Orphée – l'acte de création d'un univers que le poète entend substituer au quotidien. De mai à juillet 1854, Nerval réussit à voyager en Allemagne, mais il écrit au Dr Blanche qu'il a « de la peine à séparer la vie réelle de celle du rêve ». De retour à Paris, il doit rentrer à Passy, où il travaille à Aurélia, conçue dès 1841 ; il publie Promenades et Souvenirs et le début de la Pandora. Aurélia paraît enfin en deux parties le 1er janvier et le 15 février 1855. Entre temps, Nerval est retrouvé pendu rue de la Vieille-Lanterne.