bande dessinée (suite)
Les mangas japonais
Le fait le plus remarquable des années 1990 est l'irruption de la bande dessinée japonaise qui a déferlé successivement sur les États-Unis et l'Europe. On a pu ainsi découvrir une riche et ancienne tradition à peu près méconnue jusqu'alors et corriger une paradoxale anomalie. le Japon est en effet, et de longue date, le premier marché au monde pour la bande dessinée, aussi bien pour le nombre de titres régulièrement publiés que pour les tirages. Les mangas (le terme inventé à la fin du XVIIIe siècle par l'artiste Hokusai signifie « dessin dérisoire » et en est venu à désigner indifféremment la bande dessinée, le dessin animé ou le dessin d'humour) représentent un authentique phénomène de masse dont le vecteur reste la presse périodique. Chaque semaine, les titres les plus populaires publient à des millions d'exemplaires des numéros de 300 pages imprimées en noir et blanc sur du papier de qualité médiocre. Les séries les plus populaires font ensuite l'objet de recueils et, pour les plus appréciées, d'adaptation en dessins animés destinés à la télévision. C'est d'ailleurs par cet intermédiaire que les amateurs occidentaux ont d'abord découvert les mangas, sous forme de programmes spécifiques destinés aux enfants.
Au sein de cette authentique industrie du divertissement, les publics sont segmentés et il existe des mangas pour les toutes les tranches d'âge des deux sexes, dans tous les genres. C'est une des particularités les plus frappantes de la production japonaise que d'offrir à des millions de jeunes lectrices des séries (les « Shôjo manga ») elles-mêmes dessinées par des femmes. Alors qu'un album de bande dessinée en Europe excède rarement 44 ou 68 pages, l'épisode complet d'une série manga s'étend habituellement sur plusieurs centaines de planches. Cette longueur s'explique autant par l'enracinement des mangas dans la tradition du feuilleton que par un mode narratif qui, soucieux d'être instantanément compris, décompose les actions en une multitude de cases, là où l'artiste occidental aurait inséré des ellipses comparativement drastiques.
Isolées dans les décennies 1960 à 1980 (on peut citer les publications en Europe d'Astro le petit robot d'Osamu Tezuka dans les années 1960 et de Barefoot Gen de Keiji Nakazawa dans les années 1980), les traductions en Europe et aux États-Unis de bandes japonaises s'intensifient dans les années 1990, après le succès remporté par Akira, spectaculaire fresque post-atomique brossée par Katzuhiro Otomo. La fièvre de la première découverte est un peu retombée et cependant les titres japonais continuent d'être régulièrement traduits et publiés. Ce que connaissent et apprécient les lecteurs européens n'a que peu de rapport avec la réalité du marché japonais, mais on peut tout de même se réjouir de découvrir une partie de l'œuvre immense du génial Osamu Tezuka (1926-1989), père du manga moderne, artiste versatile et prolifique dont toutes les œuvres délivrent de manière nuancée un message humaniste de respect de la vie. Le Roi Léo (1950), l'Oiseau de feu (1967), Bouddha (1972) sont parmi ses chefs-d'œuvre. Pour le reste, l'univers de la bande dessinée nipponne est à découvrir, et l'on peut gager que, comme la bande dessinée américaine dans l'entre-deux-guerres, les mangas n'ont pas fini de faire sentir leur influence au sein des autres grandes traditions.
Rayonnement d'un genre
Influencée par l'art et le cinéma, la bande dessinée n'a pas manqué en retour de marquer cinéastes et plasticiens. Si le « modern style » a été l'une des références majeures de nombre de dessinateurs de BD dans les années 1920, les artistes du pop art, trente ans plus tard, s'inspirent des « comics » (Roy Lichtenstein), tout comme après eux les tenants de la figuration narrative et, plus récemment de la figuration libre. De grands cinéastes ont souvent fait état de l'intérêt qu'ils portent à la bande dessinée : Federico Fellini, Alain Resnais, Jean-Luc Godard, Jean-Pierre Jeunet ou Luc Besson en Europe y font dans leur œuvre de fréquentes références, conscientes ou inconscientes ; aux États-Unis, Steven Spielberg et George Lucas aiment à rappeler qu'ils cherchent à reconstruire sur l'écran l'enchantement des aventures des héros de papier. Des salons internationaux sont apparus en Italie (à Lucca), puis en France (Angoulême) et aux États-Unis (San Diego). Des musées se sont édifiés en France, en Belgique, aux États-Unis et au Japon. Depuis les années 1960, une réflexion critique s'est élaborée, émanant parfois des auteurs eux-mêmes (Will Eisner, auteur américain du classique Spirit [1940] a publié en 1985 et 1995 deux passionnants ouvrages théo– riques).
Au terme d'une évolution un peu plus que centenaire, la bande dessinée a démontré sa capacité à traiter de tous les sujets. Ayant emprunté à toutes les grandes traditions narratives, elle a à son tour créé quelques-unes des figures mythiques les plus marquantes du XXe siècle. Elle excelle, dans un rapport familier avec son lecteur, à susciter le rire, l'émerveillement, le rêve. Produit de masse autant qu'expression de l'intime, le 9e art est désormais irréductible à une définition univoque : il n'y a pas une mais des bandes dessinées.