Océanie (suite)
Création et interprétation
Toute création littéraire exige une connaissance parfaite de l'héritage oral ; un auteur ne sera reconnu que s'il sait utiliser judicieusement les formules traditionnelles, les images familières et couler son œuvre dans un moule légué par la génération précédente. Comme dans toutes les cultures de l'oralité, la création ne se targue nullement de son originalité ; elle prétend, au contraire, n'être qu'un « re-nouveau » du connu. Quelques exemples frappants de cette nécessité de ne pas rompre avec le passé littéraire se voient dans les lettres écrites par les engagés de la guerre de 1914-1918 ou par les transplantés à leurs familles océaniennes : ce sont les poèmes guerriers et les lamentations traditionnelles qui servent de cadre aux souffrances endurées à Verdun, ou les élégies connues pour exprimer le mal du pays. L'inévitable rupture entre le monde hérité du passé océanien et celui qu'imposèrent les colonisateurs (Européens d'origines diverses ou Américains) demande, dans le domaine littéraire, une adaptation et même une naissance à de nouvelles formes, un nouveau type de sensibilité. Selon les régions et selon le degré de destructuration subie par la société ancienne, les héritages du passé sont délaissés et le modèle nouveau servilement copié (tout le passé peut même être « gommé », comme à Hawaii) ou les survivances se maintiennent (comme dans certaines régions de Mélanésie, où la créativité traditionnelle et ses styles sont encore opérants : Nouvelle-Guinée, Vanuatu, Salomon). La plupart des sociétés océaniennes étant gérontocratiques, les « vieux » y jouent un rôle public. Tout individu d'âge respectable doué pour la mémorisation et la parole peut devenir conteur et y gagner une renommée enviable. C'est toujours dans un cadre social donné que ce talent s'expose : animateur ou animatrice des veillées, des travaux de femmes, des ateliers d'hommes... L'orateur des grandes cérémonies, le détenteur des textes sacrés joue un rôle capital dans la société. Il a d'ailleurs généralement un statut particulier et reçoit des présents, des marques de distinction. Il lui faut des dons exceptionnels de mémoire (une erreur dans les généalogies, un oubli étaient sanctionnés par le bannissement ou la mort dans certaines sociétés), le sens du spectacle et surtout une connaissance subtile des règles sociales pour adapter son texte à son public.
Alors que tout enseignement se donne de façon informelle, le seul pédagogue spécialisé est celui qui, ayant choisi de rares élèves dignes de devenir dépositaires de l'histoire et de la science, les instruit, dans le plus grand secret, des mots créateurs de la connaissance. Selon les sociétés, ces orateurs sont recrutés dans des couches sociales particulières (Polynésie : les aristocrates), ou « sortis du rang » (Mélanésie). Ils peuvent être de vrais professionnels (prêtres polynésiens), des semi-professionnels (cadets des grandes familles mélanésiennes, qui, sans charge de statut, officient et récitent) ou simples citoyens (qui, à l'occasion, haranguent la maisonnée : mariages, contrats, deuils). Les officiants parlent dans les cadres les plus variés selon les régions, temples, maisons d'hommes (Mélanésie), places des danses, juchés sur de précaires estrades, au milieu d'une foule trépidante... Dans tous les cas, la relation public-orateur est des plus étroites. À une cérémonie donnée, correspond un genre littéraire donné. Les orateurs discourent sur des thèmes connus, dans des formules attendues du public. Sa participation sonore est d'ailleurs prévue, sous forme de « répons » qui soutiennent et galvanisent l'orateur. Les chanteurs sont très souvent des spécialistes qui appartiennent à des confréries, des orchestres. Ils sont généralement musiciens et alternativement chantent, rythment au tambour (de type très varié, selon les îles) et jouent de la flûte (nasale : Nouvelle-Calédonie ; de Pan : Salomon).
Problèmes communs aux domaines océaniens
Toute collecte sérieuse de la littérature océanienne se heurte à un ensemble de problèmes, certains inhérents à l'oralité, d'autres liés aux structures sociales particulières de cette partie du monde. Les « droits d'auteur » : l'ancienne situation de l'explorateur interrogeant le sauvage a été remplacée par celle où le chercheur travaille avec des informateurs, mais dans les deux cas s'ensuit une production, en Europe, de livres (ou de thèses) dont la matière première est océanienne. Les Océaniens commencent à entrevoir l'utilisation qui est faite de leur patrimoine et s'estiment volés ; ceux qui ont accès aux livres produits se jugent, en outre, souvent trahis. En fait, chaque texte raconté « appartient » à une famille, un clan – non à un individu particulier –, et cette « possession » des textes oraux ne peut être qu'imparfaitement protégée par les lois inventées pour l'écrit. Les droits d'auteur devraient être répartis selon un réseau familial terriblement complexe d'une part, et d'autre part l'oral distingue l'écoute de l'émission – ce qui n'a pas d'équivalent pour l'écrit. En effet, si le « texte » peut généralement être entendu de tous (ou lu par tous), il ne peut être dit que par ceux pour qui il fonde droits ou titres (et dans l'oralité, où la parole est sacrée, nul ne tenterait le jeu dangereux de la transgression à cette règle). Dès lors, la mise sur papier d'un document oral dépossède irréparablement ses détenteurs. L'adéquation « texte »-public : le passage de l'oral à l'écrit livre à tous un texte, qui, sélectionnant une version, en fait une référence, et frappe par là même les autres variantes d'inanité. Mais, si les droits du groupe dont la version a été publiée peuvent en être renforcés, inversement ce groupe va être lié par la chose écrite. Dans la situation normale de l'oralité, un récitant, qui s'adresse à un public dont il connaît les relations familiales et sociales, adapte son texte (notamment par omissions de passages litigieux). La forme écrite ignore son public. À l'univers fluide du discours qui distingue l'essentiel du secondaire et le fonctionnel de l'accidentel va succéder un texte monolithique, inadaptable, sclérosant ce qui reste du jeu social traditionnel.
Il est actuellement prématuré de présager ce que pourra être l'éventuelle survie de la littérature océanienne. L'impact européen et américain sur ces cultures traditionnelles a remis en cause une vision du monde. Une nouvelle littérature naîtra sûrement de tant de heurts et de changements, mais elle n'en est qu'à ses premiers balbutiements. Seule la Polynésie a produit quelques écrits scientifiques (Peter Buck). Le problème reste celui de la langue à utiliser : le vernaculaire – pour être entendu de son groupe – ou l'une des langues des conquérants (l'anglais est la langue la plus parlée) pour avoir une plus large audience, ou encore un « pidgin » (une de ces langues de contact, nées dans les rapports maîtres-travailleurs, et qui se sont imposées dans certaines îles : Nouvelle-Guinée, Salomon, Vanuatu).
Principaux thèmes littéraires de l'Océanie
La littérature océanienne est essentiellement orientée vers l'explication du monde tel qu'il est et la justification de l'ordre social établi. Les regards sont toujours tournés vers le passé. Nulle préoccupation du futur, sauf, dans un cas très particulier qui, lui-même, est une réponse au fait colonial. Les îles de Mélanésie, Nouvelle-Guinée et îles proches, Vanuatu, ont élaboré tout un système de croyances et de discours se rapportant à des événements à venir. Les ethnologues ont nommé cette manifestation le cargo cult. Par beaucoup d'aspects, le cargo cult s'apparente à un messianisme. Un jour, des dieux ou les ancêtres locaux arriveront, s'étant emparés des biens et des techniques que les Européens possèdent et n'ont pas partagés avec les Noirs. Les Blancs seront balayés, l'ancienne société sera rétablie dans toute sa majesté et les croyants jouiront de richesses nouvelles. Mais les thèmes spécifiques océaniens se rapportent d'abord aux relations familiales : rapport entre aîné et cadet (celui-ci devant faire preuve d'astuce et de compétence intellectuelle – il devient souvent prêtre ou devin – dans des sociétés qui pratiquent le « droit d'aînesse ») ; rapport entre grand-père et petit-fils (relation privilégiée dans toute l'Océanie : l'aïeul et l'enfant partagent les mêmes tabous et les mêmes protections) ; rapport entre une grand-mère ogresse et ses petits-enfants, notamment en Mélanésie. Un thème favori de l'Océanie est celui des femmes-ancêtres ou de l'Île des femmes (conte étiologique qui rend compte de la différenciation sexuelle et de l'engendrement humain).
La mort est un thème omniprésent dans la littérature océanienne. Dans la majorité des îles, nul n'est censé mourir et la « mort naturelle » n'existe pas. Sauf pour les suicidés ou les assassinés, on peut toujours expliquer les causes du décès par une « mesure de rétorsion » prise par un esprit dont le tabou a été violé, l'action maléfique d'un fantôme dont le corps n'a pas été l'objet des rituels voulus, ou par celle d'un esprit malin secrètement invoqué par un sorcier. La Mort n'a fait son apparition dans le monde que bien après les créations initiales, elle n'a pas un caractère inévitable et aurait pu être évitée sans la légèreté d'un ancêtre, un marché de dupes ou toute une succession d'actions enchaînées ; ainsi, la mort présentée à l'ancêtre comme une action charitable à accomplir pour « laisser la place aux jeunes » par un esprit malin (Nouvelle-Calédonie) : l'ancêtre accepta de ne plus changer de peau (ce qu'il faisait régulièrement en se baignant dans un lac sacré) – il mourut en effet, mais la Mort frappe depuis lors les jeunes comme les vieux ; ou (en Micronésie) l'entêtement de parents adoptifs qui ne voulurent pas écouter les conseils d'un dieu-enfant qui leur demandait de ne pas tenter de percer ses secrets en voulant le suivre (il se rendait régulièrement dans le monde des esprits où il n'était pas permis aux vivants d'entrer), les parents brouillèrent la piste et, depuis, entre le monde des vivants et des esprits, nul ne peut retrouver le chemin.
L'énorme littérature océanienne inspirée par la mort montre une grande unité de croyances, alors que les pratiques et rites pour se protéger des fantômes et convertir les esprits des morts en ancêtres bénéfiques est d'une incroyable variété. Partout la survie est escomptée (elle peut cependant être refusée aux enfants, aux esclaves, aux assassins). L'âme (ou les âmes qui demeurent dans les différentes parties de l'individu), lorsqu'elle quitte le corps, rôde dans le village pour entraîner ceux qu'elle aime dans son nouvel état ou pour retrouver la vie dans un autre corps. Familiarité avec le cadavre (la plupart des sociétés pratiquaient le cannibalisme) et même avec sa pourriture (comme l'attestent les coutumes de veille du corps jusqu'à la décomposition complète des chairs et l'apparition des os, ou la séparation du crâne et du tronc, en Mélanésie) et terreur indicible des esprits : cette double attitude se retrouve dans les contes.
Ainsi, un thème courant est celui de la suicidée, qui, tout en se décomposant, donne naissance à un enfant auquel elle enseigne sa généalogie et le chemin vers les hommes. Le fils de la morte deviendra un héros ou un demi-dieu (Polynésie, Micronésie et Mélanésie). Dans la plupart des cas, il renversera la puissance de son père. Le suicide est d'ailleurs la plus terrible vengeance qu'une femme puisse prendre sur son mari : battue ou trompée quand elle est vivante, elle devient un fantôme tout-puissant qui peut, à son tour, maltraiter le survivant. Les contes utilisent fréquemment ce motif pour susciter la peur de l'auditoire. Chaque île d'ailleurs possède un stock important d'histoires de fantômes. Parmi celles qui éveillent le plus d'angoisse dans le public, il y a les histoires de femmes mortes en couches. Frustrées de leur enfant et de leur vie, elles errent autour de leur demeure et s'attaquent à tous ceux qui, la nuit tombée, s'aventurent dans le village. Elles refusent d'entrer dans le monde des invisibles, parallèle à celui des vivants et restent, au-delà de leurs funérailles, un danger latent.
La « descente aux Enfers » se retrouve également dans toutes les littératures. Les morts qui ont été convenablement traités par leur parenté vont, après un itinéraire souvent compliqué, dans un pays d'insouciance et de bonheur. Parfois, il y a un monde des morts séparé de celui des vivants, parfois les morts vivent, se marient, enfantent et meurent pour passer à un état supérieur (encore plus éloigné de la vie), parfois ils entrent dans un monde aussi hiérarchisé que celui des vivants, parfois encore la hiérarchie est abolie et l'état de bonheur est parfaitement immuable. De toute façon, les morts continuent à s'intéresser aux vivants. Ils peuvent se fâcher de leurs agissements et les punir, ou répondre à leurs prières. Ils sont sensibles aux attentions dont ils sont l'objet et apprécient les sacrifices appropriés qui leur sont régulièrement offerts lors des événements sociaux ou familiaux. Dans la littérature, les esprits-ancêtres jouent le rôle des fées dans nos contes européens – mais ils défendent aux vivants l'entrée de leur pays. Pour s'y aventurer, le héros (ou l'héroïne) doit se munir de viatiques ; en effet, l'une des premières épreuves à laquelle le mort qui rejoint son nouveau village est soumis est celle de l'absorption de la nourriture convenable à un trépassé (vers de terre, insectes nauséabonds, excréments). Le candidat ayant trompé la vigilance des gardiens en mangeant la nourriture des vivants doit ensuite participer aux danses des morts, et là, il lui faut se souvenir que les morts font tout à l'inverse des hommes : les figures de danse tourbillonnent dans le sens que redoutent les vivants, etc. Les autres difficultés à surmonter varient selon les contes, mais toujours le danger majeur qui guette le héros est l'oubli. S'il ne reste constamment sur ses gardes, il oubliera l'objet de sa quête et surtout le chemin à suivre pour retourner vers les siens. Le voyage se fait, la plupart du temps, en partie sous l'eau, pour presque toute l'Océanie – même dans les grandes îles, quand la mer est hors de vue –, l'entrée du royaume des ombres étant située dans une grotte marine. Quant aux esprits, divinités de toutes sortes qui n'ont jamais eu forme humaine, ils possèdent des caractères individuels qui les rendent aimables ou redoutables. Ils apparaissent la plupart du temps dans les poèmes, les hymnes ou au cours d'un récit, modifiant les événements à leur guise, mais sont rarement les acteurs centraux d'un drame particulier. Certains, invétérés farceurs, sont cependant l'objet de contes distincts. Protéiformes, ils roulent, trompent et ridiculisent les humains, les autres esprits, et les contes leur attribuent de bonnes plaisanteries jouées souvent au détriment des colonisateurs.