Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
M

Maupassant (Guy de) (suite)

Le fantastique

L'hypnose est alors à la mode ; les magnétiseurs ont du succès et Maupassant suit les cours de l'aliéniste Charcot à la Salpêtrière ; il étudie si bien les diverses aberrations de l'esprit qu'on a pu dire de ses contes qu'ils offraient un tableau complet de nosographie psychiatrique. Mais il s'agit moins pour lui de faire des monographies, de brosser quelques études de cas comme la neurasthénie (le Père Amable), l'obsession (Un vieux), la phobie (Voyage de santé), la débilité (Berthe), le fétichisme (la Chevelure) ou la nécrophilie (la Tombe), que de cerner la voie qui conduit à la folie, le basculement hors de la rationalité courante qui est d'ailleurs remise en cause. Comme bon nombre de ses contemporains, en effet, Maupassant ne veut plus croire aux vertus du positivisme ; il s'étonne des prétentions scientifiques de Zola, déplore que « la science », de jour en jour, recule les limites du merveilleux », médite sur l'éventuelle existence d'extraterrestres (l'Homme de Mars), songe à la médiocrité de nos sens et fait l'éloge de la folie (Mme Hermet) ou du mystère propice à l'imagination et à la poésie ; il va donc ouvrir en grand « ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent, selon Nerval, du monde invisible » et, comme lui, il finira par sombrer. C'est donc ici que se situe le fantastique, même si l'auteur utilise les procédés traditionnels d'un genre qui a déjà ses maîtres (Hoffmann, Gautier), comme l'utilisation d'un je de narration. Procédé vraiment ? Comment Maupassant n'aurait-il pas connu de l'intérieur cette horreur de se sentir mourir ? Il transcrit donc les soubresauts d'une conscience qui se voile peu à peu, entraînée par un flot tout-puissant. Ses héros ont en partage le goût de la solitude et de la nuit pour laquelle il ressent un attrait irrésistible et ils apparaissent comme des sages désenchantés et sereins que l'angoisse va lentement ravager. Toujours un processus de dégradation irréversible est montré, comme une noyade, qui n'est pas sans terreur ni sans volupté. L'eau, du reste, est un élément souvent associé à la dissolution de l'individu et l'un des premiers contes de Maupassant (Sur l'eau) évoque l'envoûtement par une liquidité troublante. Ainsi la rivière, mais aussi bien les marais ou la mer, surfaces miroitantes, recèlent la mort. Derrière l'apparence limpide gît l'inconnu dangereux qui peut à tout moment vous engloutir. Le paradis cache un enfer glauque ; la Seine, la « seule passion » de Maupassant, son « absorbante passion pendant dix ans », suscite cette exclamation : « Ah ! la belle, calme, variée et puante rivière pleine de mirages et d'immondices » ; elle devient pour lui « symbole de l'éternelle illusion ». Nous retrouvons l'envers d'un décor, cette traversée des apparences que l'auteur avait désirée pour montrer, en témoin lucide, le vrai visage des hommes, mais dont il devient une victime impuissante ; il s'agit moins alors d'un dévoilement actif que d'un passage progressif et passif de l'autre côté d'un miroir au tain mortel. L'eau donc, la femme également (Maupassant indique le parallèle, il les voit toutes deux attirantes et perfides), les objets les plus insignifiants, peuvent ainsi posséder un pouvoir maléfique, et c'est le propre de ce fantastique que de se déployer dans un univers familier, que d'apparaître, selon la formule de M. C. Bancquart, non pas « comme l'expression de minutes exceptionnelles, mais comme une émergence de la vie de tous les jours, un possible parfaitement plausible ». On voit alors l'individu se vider peu à peu de sa vie au profit d'un accroissement prodigieux de celle du monde inanimé ; les meubles (Qui sait ?) dansent devant un héros terrassé ; l'invisible prend vie et, comme le Horla, dévore lentement, en vampire, sa proie vivante. Destruction par une réalité extérieure menaçante, ou autodestruction par la dissociation d'un moi devenu trop fragile et friable ? La dissémination de l'identité, et en particulier le dédoublement de personnalité qui suscite des hallucinations et qui va l'engloutir, est aussi, paradoxalement, pour Maupassant, à la base de la création littéraire.

Écrire

Ce qui fait « la force et toute la misère » de l'écrivain, c'est qu'il est « acteur et spectateur de lui-même et des autres » ; il possède cette « seconde vue » qui fait de lui comme un extralucide ; or cette faculté qui a tant servi le naturaliste – celui qui sait voir – est source de tourments et débouche sur le désespoir. Impossibilité de l'unité d'abord pour celui qui n'est qu'un « reflet de lui-même et un reflet des autres », voué à « se regarder sentir, agir, aimer, penser, souffrir » – et l'on peut noter que Maupassant, comme pour assumer cette fragmentation, a parfois utilisé des pseudonymes, Maufrigneuse et Valmont en particulier – ; découverte du néant ensuite qui corrompt toute entreprise. La mort est souveraine dans cette œuvre où ne manquent pas les accents nihilistes (qu'on décèlera plutôt dans les romans à cause de leur ampleur, car ils sont, comme les chroniques, plus explicites). La tragédie sous ses diverses modalités – sociales, familiales, fatales–  détruit toute créature dont la vie n'est plus qu'une sinistre et dérisoire comédie. Le temps, par exemple, est toujours conçu comme dissolvant : il n'y a jamais d'avenir chez Maupassant, seulement la certitude du corps qui se défait, la répétition et l'aggravation des mêmes maux. C'est que nous sommes tous des prisonniers « condamnés à traîner le boulet de notre rêve sans essor ». Derrière le sentiment de liberté se dissimule le piège, derrière l'amour l'instinct de reproduction (c'est la leçon désabusée de Schopenhauer, qui a beaucoup influencé le XIXe s. finissant et que Maupassant avait lu). Par cette vision tragique, par un spleen profond aussi, par sa tentative d'échapper à l'ennui ou à la maladie grâce à la morphine ou à l'éther (dont il fait l'apologie dans Rêves), par son goût parfois du raffinement sophistiqué (les orchidées d'Un cas de divorce) ou la revendication du droit au suicide comme forme de dandysme ou de philosophie (l'Endormeuse), Maupassant peut se situer dans le courant de la Décadence. Il s'en écarte pourtant par tout ce qui témoigne de l'influence de Flaubert : sa langue concise, sa syntaxe claire, son lexique épuré (il a critiqué le « vocabulaire bizarre, compliqué, nombreux et chinois » des Goncourt), dans lesquels on a même pu voir des indices de classicisme. Il s'en éloigne également par son absence de complaisance ; il feint de ne rien prendre au sérieux et, sur le monde plein de violence qu'il fait naître, se profile son imperceptible sourire.

   Mais la discrétion du narrateur n'atteint jamais le degré zéro de l'impassibilité ; si Maupassant a vanté l'impersonnalité de Flaubert, s'il y tend lui-même, dans les contes, cependant, les marques de la narration restent visibles, soit par la présence avouée d'un narrateur, soit par de fréquentes notations d'humour. Maupassant est souvent un écrivain narquois qui sait jouer du point de vue ou de son ambiguïté (avec le recours, par exemple, au style indirect libre, autre héritage de Flaubert) ; il excelle à la moquerie subtile et utilise toutes les ressources de la gamme comique, de la farce triviale au léger persiflage en passant par l'ironie glacée. Il n'empêche que chez lui le grotesque s'allie parfaitement au tragique ; la distance que prend l'auteur accentue même la cruauté du conte qui fonctionne comme une machine infernale. Maupassant, c'est peut-être avant tout cette violence froide, qui ne répudie cependant pas les touches de poésie (dans la description des paysages normands), ou de mystère, les notations pittoresques ou malicieuses, et tourne résolument le dos au lyrisme. Cet art du drame concis, sans fioritures ni effets faciles, qui débouche sur la mort... ou le rire. Mais le rire chez Maupassant a souvent quelque chose d'inquiétant. L'essentiel de son œuvre est là, dans ces récits brefs et limpides qui tiennent de la saynète par leurs rebondissements et leurs nombreux dialogues, s'ornent de détails réalistes ou s'alanguissent parfois dans des descriptions poétiques.