Musil (Robert) (suite)
L'Homme sans qualités
Mais c'est pourtant dans une « encyclopédie de l'esprit » qu'il a trouvé la forme idéale : l'Homme sans qualités, paru de 1930 à 1943 (édition définitive en 1978), son œuvre majeure, compose une variation infinie qui relève plus de l'« expérience »et de l'« essai », dans l'acception quasi scientifique de ces termes, que du roman. L'écriture y est essentiellement une ébauche, une trace sans cesse reprise, cernant comme dans une arabesque les multiples facettes du monde des possibles. Au-delà des certitudes partielles, reste le regard inquiet et fécond jeté sur l'aspect « nocturne » du monde par celui qui connaît la valeur de la raison, pour avoir éprouvé tout le poids des mouvements obscurs de l'âme. Somme de toute une vie (Musil y travailla de 1920 à sa mort), c'est aussi la synthèse grandiose et inachevée d'une époque (celle d'avant 1914) et d'un pays (l'Autriche-Hongrie, nommée Kakanien, « la Cacanie »).
Dans un roman qui balance entre l'utopie et l'ironie, Musil invente Ulrich, un « homme sans qualités », c'est-à-dire débarrassé des scories de son milieu, de son éducation, de sa profession. Cette absence de qualités fait de lui un personnage réceptif à toutes les expérimentations morales et intellectuelles. Ulrich est conscient que la vision scientifique du monde pourrait engendrer de fabuleux bouleversements moraux, si seulement les hommes étaient aussi rigoureux et précis dans la réflexion sur eux-mêmes et sur les vrais problèmes humains qu'ils ne le sont dans l'application technique de leurs découvertes. Ulrich devient le secrétaire de l'Action parallèle, institution absurde chargée de célébrer les soixante-dix ans de règne de l'empereur, et s'amuse du fonctionnement de cette structure vide, qui, à travers ses lenteurs et ses difficultés à se trouver une « idée directrice » est emblématique de la Cacanie et de la misère de l'idéalisme. À la fois détaché et passionné, Ulrich met à nu tous les dysfonctionnements d'une société décadente, qui avance vers la destruction et l'apocalypse (le roman devait se terminer par l'entrée dans la Première Guerre mondiale). Ce regard critique ne l'empêche pas de formuler des utopies « rationnelles » (« utopie de la vie exacte », « utopie de la vie motivée ») ou poétiques (utopie de « l'autre état », qui vise à vivre la vie à partir de l'extase mystique et qui doit constituer « l'état fondamental de la morale »).
Autour d'Ulrich gravite une nébuleuse de personnages qui sont autant de doubles de lui-même ou de symptômes de l'époque : les couples infernaux Arnheim/Diotima (le grand écrivain et la belle-âme), Walter/Clarisse (réplique parodique du couple Wagner/Nietzsche), ou encore Bonadea la nymphomane, Moosbrugger le fou et assassin de prostituées, ou Hans-Sepp le jeune nationaliste allemand. Au début de la troisième partie du livre, Ulrich retrouve sa sœur Agathe, avec laquelle il tente de redéfinir la morale (« Conversations sacrées ») et de réfléchir en véritable psychologue à la nature des sentiments et à leur rapport à l'esprit. L'aventure paroxystique entre le frère et la sœur les mène aux frontières de l'inceste (dans certains manuscrits apocryphes, Musil le fait se réaliser, dans d'autres non), qui constitue le point culminant de la remise en cause de l'ordre sur lequel repose la civilisation.
La structure du roman reflète l'ambiguïté fondamentale de l'entreprise littéraire de Musil, et les titres des différentes parties suggèrent une hésitation entre ironie et utopie, satire et poésie : En manière d'introduction (livre I), Toujours la même histoire (livre II), Vers le règne millénaire, ou les Criminels (livre III) et En manière de conclusion (titre projeté du livre IV), parodient la structure traditionnelle du roman sans en rejeter tous les codes (la langue, notamment, demeure parfaitement classique). L'inachèvement du roman symbolise l'aporie de la démarche intellectuelle de Musil qui tente de concilier l'inconciliable, la raison et le sentiment, la science et la littérature, et essaie de rendre compte dans une forme close de l'ouverture fondamentale du monde. Compris ainsi, l'inachèvement est plus un symptôme de modernité qu'un échec de l'écrivain.