Tibet (suite)
La littérature moderne (XXe – XXIe s.)
Au début du XXe s., le Pays des neiges s'ouvre à la modernité. D'importantes mesures de changement sont adoptées sous le règne du XIIIe dalaï-lama (1876-1933), une nouvelle intelligentsia progressiste inspirée par des idéaux républicains commence à se former, et une littérature nouvelle commence à voir le jour, la figure emblématique de dGe-'dun chos-'phel (1905-1951) constituant le trait d'union entre classicisme et innovation en littérature. Religieux éminent qui rompt ses vœux, savant distingué et iconoclaste, historien moderne accusé d'être un agent du communisme international, dGe-'dun chos-'phel se considère lui-même comme un homme moderne et œuvre pour ouvrir le Tibet à la modernité. Il est le premier savant tibétain qui étudie l'histoire tibétaine sur la base des inscriptions anciennes et de la littérature de Dunhuang. Il est également un des premiers intellectuels tibétains qui montre qu'une relecture bouddhiste de l'histoire tibétaine s'est amorcée au Tibet à partir du XIe s. Dans le but de rendre accessible le savoir, il réalise des versions paraphrasées en tibétain moderne des MTD écrits en tibétain archaïque. dGe-'dun chos-'phel est l'auteur des Annales blanches, une histoire politique du Tibet ancien. Pendant les douze années de son séjour en Inde, il apprend, entre autres, l'anglais et le sanskrit, s'initie à la littérature persane, écrit des poèmes et des articles en anglais. En 1938, il donne de l'Amour, une sorte de reformulation littéraire en tibétain du Kamasutra indien. Il faudra néanmoins les bouleversements politiques, sociaux et culturels apportés par l'occupation chinoise du Tibet en 1950 pour que la littérature tibétaine connaisse des changements radicaux. Le réalisme socialiste et le romantisme révolutionnaire supplantent la vision traditionnelle (religieuse et réservée à l'élite éduquée) de la littérature au Tibet. La littérature, selon les directives politiques de l'époque maoïste, sort des monastères et du milieu aristocratique pour rejoindre les « masses ». Une partie de la jeune intelligentsia tibétaine des années 1950, enthousiasmée par le nouveau climat socio-culturel, chante en tibétain les louanges de la technologie et des réalisations socialistes (hymnes à la voiture, à la voie ferrée, etc.). Non seulement la vision de la littérature et les contenus littéraires changent au Tibet avec l'occupation chinoise, mais la langue tibétaine aussi est rétrogradée au rang de langue secondaire. À partir des années 1950, le chinois devient la langue officielle au Tibet, l'apprentissage du tibétain et son emploi officiel (interdits pendant la Révolution culturelle) restant limités jusqu'à présent. En littérature, bien que de nombreux auteurs continuent à écrire en tibétain, une partie de la jeunesse intellectuelle éduquée en chinois comme première langue (souvent comme langue unique) choisit le chinois comme langue de rédaction. Parfois, c'est la perspective d'un plus grand marché éditorial qui pousse les jeunes écrivains tibétains à composer en chinois. Depuis les années 1950, au Pays des neiges, une littérature tibétaine d'expression tibétaine (vivante et fleurissante en dépit de la politique de Pékin) et une littérature tibétaine d'expression chinoise coexistent. Depuis, au Tibet, l'expression littéraire d'une certaine « continuité » avec la tradition cohabite avec la manifestation d'une « rupture » majeure. La littérature contemporaine tibétaine reflète la coexistence, au sein d'un unique contexte social, de deux cultures dont les relations antithétiques et complexes aboutissent à des résultats de métissage linguistique et littéraire intéressants. La « nouvelle littérature » (gsar-rtsom) proprement dite ne naît au Tibet qu'au début des années 1980, une fois la Révolution culturelle terminée, et la politique chinoise d'ouverture mise en place. La soif de changement parmi les jeunes est grande, l'élan novateur en littérature est puissant, modernisation étant synonyme d'innovation par rapport à la tradition littéraire tibétaine et à la récente domination du réalisme socialiste. Des magazines littéraires (Bod kyi rtsom-rig sgyu-rtsal, Art et Littérature tibétains ; sBrang-char, Douce Pluie) font leur apparition au Tibet, contribuant de façon significative à la création d'une littérature nouvelle. Plusieurs jeunes écrivains talentueux obtiennent une renommé nationale, voire internationale. Parmi eux, on rappelle Don-grub-rgyal (1953-1985), « l'enfant terrible de la nouvelle littérature tibétaine », savant et écrivain polyvalent, auteur, en 1983, de Lang-tsho'i rbab-chu (le Torrent de la jeunesse), le premier poème tibétain moderne en vers libres. On citera également dPal-'byor (né en 1941), auteur de gTsug g.yu (la Turquoise de tête), le premier roman moderne en tibétain, publié en 1985, ainsi que O-rgyan rdo-rje (né en 1961), bKra-shis dpal-dan (né en 1962), lJang-bu (né en 1963), 'Ju-skal-bzang (né en 1960), etc. Parmi les voix les plus représentatives de la littérature tibétaine d'expression chinoise, signalons Zhaxi Dawa (né en 1959), dont les nouvelles sont traduites dans de nombreux pays (Tibet, les années cachées et les Splendeurs des chevaux du vent ont paru en français). On citera également le poète Yidan Cairang (né en 1933), A Lai (né en 1959), Se Bo (né en 1956), Yang Zhen (né en 1963), etc. Les jeunes écrivains tibétains se nourrissent à la fois de leur propre tradition, de la tradition chinoise et de la littérature étrangère qu'ils lisent dans des traductions chinoises faute de traductions tibétaines. L'influence de la littérature internationale se traduit par des expérimentations littéraires diverses. Il s'agit d'innovations de genre, de style et de contenu. Tout en gardant un penchant presque viscéral pour la poésie, les jeunes auteurs tibétains expérimentent la prose, la fiction, la littérature de reportage, etc. À côté de compositions plus traditionnelles, la poésie en vers libres voit le jour ; la fiction montre des traits avant-gardistes. On expérimente le réalisme magique, le monologue intérieur, l'humour noir, etc. Des contenus complètement nouveaux apparaissent : l'amour et toute la palette bariolée des sentiments humains, l'homme et son individualité, les petites choses du quotidien, la nostalgie du pays, l'évocation de la grandeur ancienne et les regrets face à la décadence récente, les conflits entre générations, la condition de la femme, les problèmes sociaux (la corruption des cadres, mais aussi l'ignorance et les croyances aveugles). La littérature devient un moyen pour éveiller les esprits à la modernité, et se fait elle-même porte-parole d'une sensibilité moderne où toute chose est observée avec un regard désenchanté, à la fois critique et sceptique. La production littéraire de la diaspora (moins audacieuse en terme d'expérimentations artistiques) est plus attachée à une tradition qu'elle veut préserver dans sa forme la plus originelle et complète. Néanmoins, la production littéraire des Tibétains réfugiés, tout comme la littérature des Tibétains restés au Tibet, montre les influences des cultures diverses avec lesquelles ils sont obligés de cohabiter. D'une part, une grande partie de la littérature de la diaspora tibétaine s'inscrit dans la tradition – dans sa forme (y compris la présentation en feuillets empilés) –, comme dans son contenu (commentaires religieux ou philosophiques, ouvrages historiques comme l'histoire de l'école rNying-ma par bDud-'joms rin-po-che en 1964). D'autre part, des aspects résolument occidentaux font leur apparition. Écrits directement en anglais ou traduits, ce sont des livres édités à l'européenne, destinés généralement à faire connaître le Tibet aux non-Tibétains. Il s'agit souvent de biographies – les soi-disant « new-age rnam-thar » – : la biographie du XIVe dalaï-lama, Ma terre et mon peuple ; de T. J. Norbu, Le Tibet est mon pays ; de Tashi Tsering, la Lutte pour le Tibet moderne ; de Tenzin Kunchap, le Moine rebelle, etc. En 1999, un roman d'aventures fait la une de la littérature tibétaine de la diaspora. Il s'agit du Mandala de Sherlock Holmes, par J. Norbu. Écrit (selon la critique anglaise) en excellent anglais victorien, ce roman comble l'intervalle, laissé par Conan Doyle, entre la disparition de Sherlock Holmes dans les chutes de Reichenbach et sa réapparition dans l'Aventure de la maison vide. On apprend ainsi que, pendant cette période, Sherlock Holmes vit un grand nombre d'aventures étonnantes dans l'Inde coloniale et au Tibet, à côté du dalaï-lama. De nos jours, la culture tibétaine est bien plus diversifiée, riche et complexe que ce que Pékin d'un côté et Dharamsala de l'autre dépeignent avec emphase sur la scène internationale. Le Tibet n'est point un « Paradis perdu », mais il ne symbolise pas pour autant la « réalisation socialiste ». Le Tibet actuel est une société nouvelle, où se développe une culture en pleine mutation dont les caractéristiques et les multiples facettes sont révélatrices d'une phase de transition. La période actuelle est une période critique de réorganisation culturelle, caractérisée par une tendance générale à reconsidérer la culture traditionnelle, aussi bien que les innovations introduites d'une façon accélérée et désordonnée par l'occupation chinoise (pour les Tibétains restés au pays) et par le contact avec les cultures des pays d'accueil (pour les réfugiés). C'est dans ces contextes métissés que se situent les littératures tibétaines contemporaines, et les textes des jeunes écrivains traduisent la diversité et la complexité des exigences, des problèmes et des aspirations auxquels est confrontée la société tibétaine aujourd'hui, des deux côtés de la chaîne himalayenne.