Allemagne (suite)
Humanisme et Réforme
L'humanisme fut un profond mouvement intellectuel, culturel et moral impliquant un bouleversement des manières de penser traditionnelles, de la conception de l'homme, en particulier dans ses rapports au monde. La démarche du retour aux sources ne concernait pas seulement les textes de l'Antiquité, mais aussi bien les dogmes de l'Église, le statut de l'homme et celui des nations. L'humanisme va de pair en Allemagne avec une renaissance du sentiment national.
Dans la cohorte des humanistes allemands (Hutten, Reuchlin, Melanchthon, Rhenanus, Wimpheling, Peutinger, Celtis, etc.), aucun n'a joué un rôle comparable à celui d'Érasme de Rotterdam. Mais l'humanisme allemand a été, malgré tout, un mouvement en profondeur, touchant non seulement les érudits, mais aussi des peintres comme Dürer ou des savants comme Paracelse. Toutefois, l'événement majeur a été la Réforme, qui n'a pas seulement touché à la religion, mais à toute la société allemande et à sa culture. Toutes les couches de la population ont participé aux querelles confessionnelles. Luther et les autres réformateurs ont cherché à s'adresser au public le plus large et ont publié leurs écrits en allemand. Luther a donné à la littérature allemande une nouvelle langue, celle de sa traduction de la Bible. Langue qui parle à tous parce qu'elle a été forgée à l'écoute du peuple. Pendant des siècles et jusqu'à nos jours, on en reconnaît la tonalité dans la littérature allemande, de même que les principes de la nouvelle religion ont depuis ce temps déterminé la pensée allemande.
Les genres littéraires traditionnels se maintiennent au XVIe s. sans grandes modifications. Seule la poésie courtoise disparaît définitivement après un dernier sursaut (Teuerdank, 1517). La poésie des maîtres chanteurs connaît un regain de faveur, notamment à Nuremberg avec le cordonnier poète Hans Sachs et le barbier poète Hans Folz. Les formes théâtrales nées à la fin du Moyen Âge subsistent et tiendront leur rôle dans la propagation des idées nouvelles, avant d'être supplantées par le théâtre didactique.
Les genres qui se développent sont surtout ceux qui ont un rapport direct avec la Réforme : libelles, traités, sermons. À côté de Luther et de Hutten, il faut signaler Melanchthon, le mystique V. Weigel et S. Franck, qui fut aussi un grand historien. Parmi les adversaires de la Réforme, citons T. Murner et son Grand Fou luthérien (1522). Le genre satirique connaît d'ailleurs une grande faveur, avec Dedekind (Grobianus) ou les récits de J. Wickram. Traducteur de Rabelais, l'Alsacien J. Fischart fournira en 1575 un modèle qui sera souvent imité. Enfin, il faut signaler la vogue du Volksbuch, que le développement de l'imprimerie répand largement. Paru en 1587, le plus connu d'entre eux raconte la vie et la fin tragique du savant docteur Faust et montre bien le fossé qui s'élargit entre les partisans de la Réforme et les humanistes.
Du baroque au rationalisme
Après les fermentations de la Réforme s'ouvre en Allemagne une longue période de stabilisation confessionnelle, de restauration politique, de régression sociale et de récession économique, d'assoupissement intellectuel. La guerre de Trente Ans (1618-1648), qui transforme le pays en un champ de ruines, accentue cet abaissement de l'Empire et le prolonge de plus d'un siècle.
La littérature de l'époque baroque est largement ouverte aux influences étrangères. Malgré cela, elle restera provinciale, liée aux villes et aux cours où s'est concentrée la vie culturelle. C'est une littérature très diverse reflétant les coupures qui partagent l'Allemagne, notamment la coupure confessionnelle. Elle est pleine de contradictions parce que l'homme baroque lui-même est multiple et divisé. La littérature est redevenue l'affaire de « savants » et cesse d'être à l'écoute du peuple. Poétologues et grammairiens cherchent à fixer les règles de la poésie comme celles de la langue et s'érigent volontiers en dictateurs des lettres. Le XVIIe s. est dominé, à cet égard, par Martin Opitz, le « Malherbe allemand ». Puis, au début du XVIIIe s., J. C. Gottsched s'élèvera contre les outrances du baroque et imposera un nouveau dogmatisme au nom de la raison et du classicisme français. Il sera à son tour contesté par les Suisses J. J. Bodmer et J. J. Breitinger au nom d'Homère et de Milton. Toutes ces doctrines sont propagées, dans un premier temps, par les sociétés littéraires, puis, au XVIIIe s., par les revues.
La poésie baroque, d'une part, vise à l'édification et à la réflexion religieuse et éthique (Angelus Silesius, F. von Spee, P. Gerhardt), d'autre part, remplit une fonction sociale : elle sert à rehausser et à embellir les cérémonies ou les réunions (poésie de circonstance) et à célébrer les amis comme les puissants. La veine satirique n'est pas absente (F. von Logau), ni la veine galante et précieuse (Hoffmann von Hoffmannswaldau). Le seul talent original pourtant, J. C. Günther, mort à 25 ans, échappe à toutes ces classifications.
Le début du XVIIIe s. voit se manifester une nouvelle génération de poètes. Si la poésie galante et aimable de F. von Hagedorn est encore un écho atténué du baroque, A. von Haller et B. Brockes introduisent une poésie de la nature qui rend un son nouveau et annonce le siècle de Goethe.
Le théâtre est certainement la forme littéraire la plus conforme à la sensibilité baroque. Le théâtre populaire, joué par des troupes ambulantes (initialement des comédiens anglais), a surtout pour fonds des adaptations de pièces anglaises (théâtre élisabéthain), françaises (Molière) ou allemandes (Gryphius). Le théâtre noble est pédagogique, au sens le plus précis du mot. Dans les collèges catholiques, on joue les Schuldramen en latin (Cenodoxus, de J. Bidermann). Les tragédies « savantes » (Kunstdrama) de l'école silésienne sont représentées dans les écoles protestantes, en allemand. Ni les tragédies foisonnantes de Gryphius ou de Lohenstein, où le sublime se mêle au trivial, le merveilleux au réalisme, ni les comédies confuses de Weise ou de Reuter ne parlent à notre sensibilité. C'est contre les outrances de ce théâtre baroque que Gottsched part en guerre au début du XVIIIe s. Mais, malgré tous leurs efforts, ni lui ni ses disciples, comme J. A. Schlegel, ne réussiront à créer en Allemagne un théâtre classique comme celui des Français.
La littérature narrative du XVIIe s. se nourrit d'influences françaises et espagnoles. Malgré son succès durable, le genre du roman héroïco-galant imité d'Amadis de Gaule n'a donné aucune œuvre de valeur. Le premier grand roman d'éducation allemand, qui est aussi le premier grand roman réaliste, appartient à la lignée des romans picaresques : Simplicius Simplicissimus de Grimmelshausen.
Le siècle de Goethe (1749-1832)
Le « grand siècle » de la littérature allemande est dominé par la figure de Goethe. Mais il ne se laisse en aucun cas réduire à lui, à ses précurseurs et imitateurs. C'est au contraire une floraison d'une richesse et d'une diversité qui n'ont d'équivalent nulle part. Après des siècles d'attente, l'Allemagne a enfin une littérature nationale et d'emblée elle se situe parmi les plus grandes. Cet avènement correspond au réveil de la bourgeoisie. Les structures sociales et politiques du pays n'ont pas changé. L'Allemagne est toujours sans capitale, morcelée, soumise à une multitude de souverains absolus. Mais la vie économique s'est rétablie, les échanges internationaux s'intensifient, les villes s'enrichissent, surtout après 1740. La culture et la lecture se développent. Même à la campagne, le presbytère protestant est un foyer de culture et il donnera à la littérature allemande quelques-uns de ses plus grands esprits. L'avènement d'un roi éclairé sur le trône de Prusse, ses succès et son rayonnement donneront à tous les Allemands, pour la première fois depuis longtemps, une certaine fierté nationale.
Les courants qui s'épanouissent dans la littérature allemande après 1750 ont souvent vu le jour dès le début du siècle ; c'est le cas pour ceux que représentent les trois grands noms : Lessing, Klopstock, Wieland.
Combattant les théories de Gottsched, mais dépassant aussi les leçons de Bodmer et de Breitinger, Lessing est le principal représentant de l'Aufklärung. Dans ses écrits théoriques comme dans ses pièces, il ne se contente pas de vouloir réformer la littérature et spécialement le théâtre. La littérature est pour lui un moyen d'éducation pour former une nouvelle humanité, libérée de ses préjugés et tolérante. Sans être aussi marquée qu'en France, la critique sociale n'est pas absente de l'Aufklärung. On la trouve dans les satires, fables, épigrammes ou aphorismes (G. W. Rabener, J. F. W. Zacharia, et surtout G. C. Lichtenberg). Le courant rationaliste est également représenté par des philosophes comme F. Nicolai et Moses Mendelssohn.
Adversaire de Gottsched lui aussi, Klopstock a pris pour modèle poétique Milton. Son œuvre, d'inspiration patriotique et religieuse, exerça une grande influence sur ses contemporains. Elle doit être replacée dans ce courant de sensibilité religieuse qui s'est développé depuis la fin du XVIIe s. et où l'on trouve en particulier les noms de P. J. Spener, A. H. Francke, N. L. Zinzendorf, J. K. Lavater, J. H. Jung-Stilling. Mais le culte du sentiment mène aussi à ce sentimentalisme (Empfindsamkeit) de la seconde moitié du XVIIIe s. qui s'exprime dans les romans épistolaires, les comédies larmoyantes, les idylles.
Malgré son éducation piétiste et son admiration pour Klopstock, Wieland se tourne vers une poésie plus aimable et ironique. Il n'est certes pas le Voltaire allemand qu'on a voulu voir en lui, mais sous la légèreté apparente des propos de ce représentant du « rococo » se dissimulent une profonde culture et une âme complexe. Le courant qu'il représente ne sera guère poursuivi que par J. J. W. Heinse.
Le mouvement du Sturm und Drang, qui éclate vers la fin des années 1760, est une révolte, préparée par J. G. Hamann et surtout J. G. Herder, qui dresse une nouvelle génération d'écrivains contre la tyrannie de la raison et des règles fondées sur elle. Ils veulent faire éclater ce carcan, retourner aux sources profondes de la vraie poésie ; ils exaltent la nature, les passions, les grandes individualités qui ne doivent suivre que leur propre loi. Parmi eux, il faut retenir les noms de F. M. Klinger, H. L. Wagner, F. Müller, J. R. M. Lenz, G. A. Bürger et surtout les jeunes Goethe et Schiller.
Pour ces deux derniers, ce ne fut qu'une étape de leur trajectoire personnelle qui devait en faire, à partir de 1805, les principaux représentants du classicisme allemand. Celui-ci est à la fois un idéal artistique inspiré d'une vision de l'Antiquité classique renouvelée par J. J. Winckelmann et un idéal d'humanité : la réconciliation du moi avec le monde, de l'individu avec la société. C'est sans doute dans Iphigénie en Tauride de Goethe que cet idéal s'exprime sous sa forme la plus achevée (cette même recherche d'harmonie des contraires, d'unité dans la diversité inspirera d'ailleurs Goethe dans ses travaux scientifiques). Par la suite, Goethe devait dépasser le classicisme, renouveler sa manière, explorer d'autres possibilités, d'autres univers. Son œuvre est une éternelle interrogation, à l'image de ce Faust dont il avait écrit une première ébauche dans sa jeunesse et dont il terminera la seconde partie à la veille de sa mort.
Goethe avait abouti au classicisme par une lente maturation et par le contact avec le monde méditerranéen. Schiller, au contraire, y est parvenu par la réflexion, la lecture de Kant et l'étude de l'histoire. Son idéal esthétique et éthique apparaît le mieux dans ses ballades, écrites dans un esprit d'amicale émulation avec Goethe, dans ses essais et dans ses poèmes philosophiques. Ses drames historiques ne sont pas tous de facture classique, mais partout s'expriment avec force l'amour de la liberté et cette confiance dans la grandeur et la dignité de l'homme qui caractérisent le classicisme allemand.
La Révolution française n'avait pas manqué de passionner les écrivains allemands. Mais leur enthousiasme initial ne survécut pas aux atrocités de la Terreur. À quelques exceptions près (G. Forster), ils s'en détournèrent et se réfugièrent plus que jamais dans l'univers des idées et de l'art, mais après l'occupation de l'Allemagne par Napoléon, de nombreux écrivains et philosophes deviennent nationalistes. Jean-Paul, auteur de romans foisonnants, sentimentaux et ironiques, jugera toute sa vie que l'agitation du monde est peu intéressante, comparée aux désordres des sentiments qui agitent ses héros. Hölderlin, nourri de théologie, de philosophie et de littérature grecque, ami de collège de Hegel, commencera par manifester publiquement ses convictions républicaines : obligé de se montrer plus prudent, il n'en continue pas moins de faire de la liberté l'élément principal de la vision grandiose de l'homme et du monde qu'il oppose à la réalité décevante. Enfin H. von Kleist, poète maudit mais génial, qui a su sonder les profondeurs du cœur humain et montrer les conflits entre le rêve et la réalité, n'a pas hésité à mettre sa plume au service de la patrie et à prêcher l'esprit de revanche. Il rejoint ainsi des poètes mineurs comme T. Körner, E. M. Arndt ou M. von Schenckendorf.