Japon
Coupé du continent par une mer difficile, ce « terminus de la route de la soie », selon l'expression de René Grousset, n'entre en contact avec l'Empire chinois que dans les premiers siècles de notre ère, à une époque où le Japon commence tout juste son unification politique. Les dynasties du Yamato, qui avaient entrepris la construction d'un embryon d'État, comprirent alors très vite l'intérêt qu'il y avait à emprunter massivement tous les éléments de la civilisation continentale, à commencer par l'écriture. Dans un premier temps, elles usèrent donc du chinois classique et de son moyen de notation écrite, le système des idéogrammes. C'est ainsi que cette langue, très éloignée du japonais par ses structures morphologiques et syntaxiques, fut mise à contribution et ce, pour des siècles, dans les domaines juridique, diplomatique et administratif, jouant au Japon un rôle analogue à celui du latin dans les royaumes d'Occident. Tout comme le latin, elle servit en outre de langue religieuse à partir du VIe siècle, les textes bouddhiques étant parvenus au Japon dans leurs versions continentales. Langue d'Église et de gouvernement, elle suffit aux besoins des Japonais tant que l'écriture resta l'apanage d'un petit groupe de gouvernants et de moines étroitement liés à la cour du Yamato, et c'est dans cette langue que sont rédigés les plus anciens textes conservés.
La période de Nara : les grandes compilations
Le renforcement du pouvoir impérial, la mise en place d'une administration centralisée et la création d'une capitale sur le modèle de la métropole de l'empire Tang en 710 provoquèrent le besoin de fixer les traditions nationales. Pour ce faire, la cour ordonna la compilation de légendes jusqu'alors transmises oralement et ayant toutes trait à l'origine divine de la dynastie. Le projet fut mené à bien par O no Yasumaro, et le Kojiki (Recueil des choses anciennes), achevé en 712 : il s'ouvre par des récits cosmogoniques qui retracent la création du monde et qui, par une suite de généalogies divines, rattache la famille impériale à la divinité souveraine et solaire, Amaterasu-omikami (« grande divinité qui illumine le ciel »). La légitimité de droit divin du monarque étant ainsi établie, l'ouvrage poursuit par une chronique des règnes successifs, de Jinmu, le premier « souverain humain », jusqu'à Suiko (592-628). Somme des mythes et des traditions nationales, le Kojiki est rédigé en japonais mais noté grâce à l'écriture chinoise, selon divers procédés fort complexes, pour la plupart à l'origine des systèmes graphiques proprement japonais. Cet ouvrage sera suivi de la série des rikkokushi (les « six histoires nationales ») qui, à commencer par le Nihon shoki ou Nihongi (Chroniques du Japon), seront pour leur part compilées en chinois et sur le modèle continental.
C'est à cette époque que, toujours selon la même logique d'inventaire et de saisie du monde, l'impératrice Genmei ordonne la compilation des Fudoki (Mémoires sur la géographie et les mœurs des provinces), sorte de recueils de notes relatives à chacune des régions de l'empire. Cinq seulement d'entre eux nous sont parvenus à peu près intégralement, mais ils n'en possèdent pas moins une importance documentaire considérable.
Si aucun de ces textes ne peut être tenu pour véritablement littéraire, au sens moderne du terme, il en va tout autrement de la dernière des grandes compilations du siècle de Nara, à savoir l'anthologie poétique du Man.yo-shu). Fruit d'une initiative privée, ce recueil fut sans doute réalisé au cours de la première moitié du VIIIe et réunit pour la première fois des poèmes japonais, par opposition à la pratique en vogue à la cour de la composition poétique en chinois (kanshi). Les quelque 4 500 poèmes de l'anthologie proposent une variété remarquable sur le plan formel – on compte notamment le tanka ou « poème » qui, pendant près d'un millénaire, deviendra le « poème japonais » (waka) par excellence. Le Man.yo-shu constitue donc au moins à ce titre une étape essentielle dans l'histoire de la poésie japonaise.
La période de Heian
Le Man.yo-shu éclaire singulièrement le processus de formation des genres littéraires spécifiquement nationaux. Les poèmes de l'anthologie sont en effet introduits par de courts préambules rédigés en chinois, qui précisent les circonstances de leur composition. Il s'agit parfois de textes soigneusement élaborés – relations de voyage, descriptions de paysage, scènes de fête ou légendes – dont le poème n'offre plus que l'expression subtile et concentrée. Il suffisait de rédiger ces textes introductifs eux-mêmes en japonais pour obtenir les uta-monogatari (« poétiques »), genre dont les Contes d'Ise livrent le chef-d'œuvre. Certaines des anecdotes proposées par ce recueil esquissent des embryons de constructions romanesques en prose, dont les waka cristallisent une sensation ou une impression. De nouveaux genres entièrement japonais, articulant ainsi prose et poésie, vont se développer très rapidement au sein de la société aristocratique de Heian-kyo, la « Capitale de la paix » (auj. Kyoto). Fondée dans les dernières années du VIIIe s., la nouvelle capitale abritera la résidence de l'empereur, la cour et ses fonctionnaires jusqu'à la révolution de Meiji (1868). C'est dans le monde clos des palais, profondément isolé du reste de l'empire, au sein de la vie ritualisée à l'extrême de l'élite aristocratique, qu'aux alentours de l'an mille s'élabore une littérature – essentiellement féminine – de journaux intimes (nikki) et de « récits » (monogatari) romanesques qui ont fait de cette période l'un des âges d'or des lettres japonaises.
Si le « père des monogatari », le Conte du coupeur de bambous (fin du IXe s.), reste anonyme, il en est tout autrement du premier des nikki, le Journal de Tosa (935), qui fut l'œuvre du grand poète Ki no Tsurayuki (vers 868-v. 945). Présidant à partir de 905 une commission chargée de donner une suite au Man.yo-shu, il avait placé en tête de cette nouvelle anthologie – le Recueil de poèmes de jadis et maintenant – une préface qui constitue le plus ancien art poétique du waka. Nommé plus tard gouverneur de la province de Tosa, dans l'île de Shikoku, il relata en japonais son voyage de retour dans son Journal de Tosa, qu'il attribuait fictivement à une femme de sa suite. Bien qu'inauguré par un homme, le genre essentiellement féminin du kana nikki (journal rédigé en japonais) était né. Il compte à l'époque de Heian de véritables chefs-d'œuvre comme le Journal d'une éphémère. Très proche du nikki, le monogatari apparaît quant à lui dès la fin du IXe avec le Taketori monogatari, mais il faut attendre le début du XIe pour voir apparaître le chef-d'œuvre du genre : c'est à une dame d'honneur de l'impératrice Shoshi, connue sous le nom de Murasaki Shikibu, que l'on doit le Dit du Genji, évocation en 54 livres de toute une société courtoise évoluant autour de Hikaru Genji, le « Resplendissant », puis de son fils présumé Kaoru. Ce portrait imaginaire de la cour de Heian est complété par les Notes de chevet de Sei Shonagon qui inaugure à la même époque le genre nouveau du zuihitsu (littéralement « écrit au fil du pinceau »), proposant en une suite apparemment sans ordre apparent des notes prises sur le vif au hasard des événements et des réflexions.
Guerres civiles et conscience nationale : l'épopée
La fin de l'époque de Heian est caractérisée par la montée en puissance de grands clans guerriers, les Taira et les Minamoto, et une série de crises de succession leur donne au milieu du XIIe s. l'occasion d'intervenir directement dans la capitale impériale : les troubles de Hogen (1156) et de Heiji (1159) consacrent alors la victoire des Taira sur leurs rivaux, et inaugurent l'ascension fulgurante de ce clan à la cour. Les Taira sont cependant battus en brèche vingt ans plus tard par les Minamoto et anéantis en 1185 à la bataille de Dan-no-ura. Le chef du clan vainqueur, Minamoto no Yoritomo (1147-1199), fonde alors à Kamakura la première dictature militaire (bakufu). Nommé « grand général » (shogun) par la cour, il exercera, comme le feront à sa suite les différentes dynasties shogunales, la réalité du pouvoir.
Conséquence directe des guerres civiles, une nouvelle forme de littérature orale, le récit épique se développe. Traditionnellement classée parmi les « chroniques guerrières » (gunki monogatari), l'épopée japonaise constitue un genre d'autant plus intéressant que ses sources, contrairement à la plupart des autres corpus, sont parfaitement repérables. Elle procède en effet, d'une part, des monogatari historiques tels que l'Eiga monogatari (XIe s.) et, d'autre part, de la littérature bouddhique à visée édifiante (setsuwa), répandue sous forme de recueils d'anecdotes d'abord compilées en pur chinois, tel le Nihon ryoi-ki (IXe s.), puis en style mixte sino-japonais comme dans le Konjaku monogatari-shu (début XIIe s.). L'épopée proprement dite apparaît au cours du XIIIe avec le Dit de Hogen), le Dit de Heiji et le Dit des Heike, qui évoquent l'ascension, puis la chute des Taira et les grandes guerres civiles du XIIe. Le plus important d'entre eux, le Dit des Heike, est connu dans des versions à la fois fort nombreuses et fort différentes, tant par le style que par la dimension (de 3 à 48 livres). Cette diversité même témoigne du processus génétique d'une œuvre de nature essentiellement collective et qui semble bien résulter de la transformation et de l'amplification orale d'un noyau écrit, par apports successifs de chaque exécutant au cours des siècles.
Populaire, cette littérature l'est d'abord en effet par son mode de diffusion : des documents attestent dès la fin du XIIIe s. que ces trois épopées étaient à l'époque déclamées par les «moines au biwa » (biwa hoshi), des aveugles itinérants qui accompagnaient leurs récitations du biwa (sorte de luth à 4 cordes). Ces conteurs ambulants allaient de village en village narrer les exploits des guerriers, et certains d'entre eux furent probablement les auteurs des interpolations multiples qui constituent aujourd'hui la vulgate du Heike. Par ce mode de diffusion particulier, l'épopée a constitué un puissant facteur d'unification du pays. À cet égard, on peut dire que l'extrême popularité du Heike en a fait le point de départ de toute la littérature postérieure, des grands cycles épiques du XIVe au théâtre no.