Diderot (Denis) (suite)
Le romancier philosophe
Débarrassé de ses obligations encyclopédiques, Diderot collabora à la Correspondance littéraire de Grimm, périodique manuscrit envoyé à des abonnés princiers à travers l'Europe. En plus des Salons, il lui fournit de très nombreuses recensions de l'actualité littéraire et lui confia divers manuscrits personnels. Il devenait même le responsable de la Correspondance quand Grimm devait s'absenter de Paris. Plusieurs de ses œuvres parurent ainsi de façon confidentielle. Diderot participa aussi à une somme sur les voyages, le commerce et la colonisation, l'Histoire des deux Indes de l'abbé Raynal : l'ouvrage, à côté de renseignements pratiques sur les ressources des pays lointains, comporte d'étonnants passages sur le droit des opprimés à la révolte. Diderot enfin travailla avec le baron d'Holbach. Il rédigea vraisemblablement des parties du Système de la nature, paru en 1770.
Abandonnant le caractère abstrait du dialogue philosophique classique, Diderot fait sortir la philosophie du cabinet d'étude et l'ouvre au romanesque de la vie quotidienne. En 1769, le Rêve de d'Alembert met en scène un débat sur le matérialisme et ses conséquences morales. À l'exposé linéaire et dogmatique sont préférées une exposition éclatée et une recherche foisonnante nourrie d'hypothèses. Le problème moral reparaît dans l'Entretien d'un père avec ses enfants en 1771 et dans l'Entretien d'un philosophe avec la maréchale de *** en 1774, ainsi que dans le Supplément au Voyage de Bougainville ou Dialogue sur l'inconvénient d'attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n'en comportent pas (1773). Dans le Supplément, le dialogue entre A. et B. renvoie au dialogue entre deux civilisations, entre Diderot et Bougainville, entre Diderot et lui-même. Les liens qui unissent dialogue et récit, roman et théâtre sont soulignés par le regroupement qui rapproche en un triptyque le Supplément, Ceci n'est pas un conte et l'Histoire de Mme de La Carlière. L'art du dialogue intellectuel se retrouve dans les réfutations d'Hemsterhuis, philosophe idéaliste, et d'Helvétius, matérialiste trop peu soucieux, selon Diderot, de la spécificité humaine. Il anime également les tentatives romanesques. À la célébration de Térence faisait pendant un fervent éloge de Richardson, modèle anglais du pathétique romanesque. Diderot explore les virtualités du genre dans la Religieuse en insérant le récit de Suzanne Simonin, religieuse malgré elle, dans une trame épistolaire qui fait dialoguer la recluse et son protecteur, le romancier et son lecteur. Tristram Shandy de Sterne forme l'une des sources de Jacques le Fataliste, mais le modèle est vite oublié dans cette éblouissante mosaïque qui mêle la réflexion philosophique et le plaisir de conter, et fait à nouveau dialoguer Jacques et son maître, « fatalité » et liberté, le narrateur et son auditeur. Les deux romans furent publiés dans la Correspondance littéraire et révélés au public en 1796. Il faudrait à leur suite citer les contes de Diderot, notamment les Deux Amis de Bourbonne. Mais l'art du dialogue culmine avec le Neveu de Rameau, confrontation de « Moi », philosophe installé dans la rigueur de ses principes et le confort d'une relative reconnaissance sociale, et « Lui », neveu du grand Rameau, raté et génie, prêt à tous les compromis : le débat qui s'instaure entre eux et nourrit la satire sociale aussi bien que le propos esthétique a été apprécié par Goethe et Hegel. La virtuosité technique de ces grands textes de la maturité fait corps avec l'interrogation philosophique sur le matérialisme. Les Principes philosophiques sur la matière et le mouvement, rédigés en 1771, marquent aussi cette réflexion.
Par l'intermédiaire de Grimm, Diderot était entré en contact avec la Cour de Russie. En 1765, Catherine II avait acheté la bibliothèque du philosophe en lui en laissant l'usage. En 1767, Diderot était associé à l'Académie de Saint-Pétersbourg. Riche de son expérience, il projetait une encyclopédie russe. Il prépara ensuite son voyage pour répondre à l'invitation de la tsarine. Il quitta Paris en juin 1773, passa l'été à La Haye et arriva à Saint-Pétersbourg en octobre. Il eut des entretiens quotidiens avec Catherine et travailla à plusieurs projets de réforme, d'où sont issus les Observations sur le Nakaz et le Plan d'une université pour le gouvernement de Russie. Prenant conscience des limites du despotisme éclairé, il rentra en France, après un nouveau séjour en Hollande, en octobre 1774.
Les dix dernières années
Les dix dernières années de la vie de Diderot sont occupées par trois vastes projets. D'une part, il poursuit une collaboration active à l'Histoire des deux Indes. Lorsque le livre est condamné et son auteur menacé, il compose une Lettre apologétique de l'abbé Raynal à M. Grimm qui expose ses griefs envers Grimm. En second lieu, il rassemble des matériaux accumulés depuis longtemps en une somme éclatée, cherchant à expliquer l'homme par son organisation : les Éléments de physiologie, qu'il devait laisser inachevés. Une troisième direction de travail est fournie par la méditation sur l'œuvre de Sénèque, à travers laquelle Diderot fait le point sur sa propre vie. Cette introduction à une nouvelle traduction de Sénèque par Lagrange prit les dimensions d'un véritable volume, paru en 1778 sous le titre d'Essai sur la vie et les écrits de Sénèque et remanié en 1782 sous le titre d'Essai sur les règnes de Claude et de Néron. L'œuvre, souvent négligée par la critique, permet à Diderot, ainsi que sa dernière pièce Est-il bon ? Est-il méchant ?, une réflexion sur les droits et les devoirs du philosophe. Il revient sur son passé et répond aux Confessions de Rousseau. Cette dernière publication, qui valut à son auteur les remontrances du roi, n'est pas une œuvre de repli sur soi, mais une ultime œuvre de combat. À sa mort, manuscrits et livres partirent pour Saint-Pétersbourg. La fille de Diderot, Mme de Vandeul, composa les Mémoires pour servir à la vie de Diderot, tandis que Naigeon entreprenait de révéler et de défendre le philosophe, anticlérical et matérialiste. Entre la philosophie et la littérature, entre le roman et le théâtre, Diderot a donné naissance à une œuvre complexe, difficile à définir, et dont les idées se déploient moins selon le schéma d'une rhétorique que suivant la logique, perpétuellement réajustée, du vivant.