Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
C

Corneille (Pierre) (suite)

Corneille, auteur de comédies

Corneille s'est flatté d'avoir remis la comédie à l'honneur avec Mélite : ce n'est pas forfanterie. Il apportait un comique neuf : ses personnages, évoluant dans des décors parisiens familiers, sont de condition moyenne (parfois élevée, dans cette variante qu'est la comédie héroïque Don Sanche d'Aragon, 1650 ; Pulchérie, 1672) ; peu de ces bouffons stéréotypés qui assuraient auparavant l'essentiel des effets, car le ton est enjoué, les propos sont ceux des « honnêtes gens », et le comique est surtout celui du sourire ; l'intrigue s'organise autour d'une chaîne d'amours contrariées (sous l'influence de la pastorale) par les familles, par des malentendus, ou, enfin, par les hésitations et les contradictions sentimentales des héros eux-mêmes (le Menteur, 1643). Le souci de vérité se marque, outre le choix des décors, par le soin avec lequel Corneille précise les situations sociales et leurs conséquences : les mariages sont des affaires d'argent, et les sentiments en pâtissent, produisant un pathétique voilé. Mais il faut prendre grande précaution pour employer à son propos la notion de réalisme : au-delà des décors pittoresques, ce que l'on peut nommer réalisme n'est pas la peinture fidèle de réalités observées, mais l'art de mettre en jeu sans concession des conflits essentiels qui s'imposent aux hommes de son temps. Corneille illustra par ailleurs l'illusion de réalité qui constitue l'essence du théâtre dans l'Illusion comique (c'est-à-dire théâtrale) (1636), « pot-pourri » qui emprunte au théâtre espagnol, à la farce médiévale, à la commedia dell'arte, « parade » de l'esthétique dramatique de l'époque et réflexion sur la catharsis, extraordinaire mise en abyme des jeux du réel et de la fiction.

Le tragique cornélien

Corneille reprend le principe de la catharsis, comprise comme la présentation sur scène de passions violentes de façon à en « purger » le cœur et l'esprit des spectateurs. Selon Aristote, elle repose sur deux sentiments majeurs, la terreur et la pitié. Corneille y fait intervenir une force nouvelle : l'admiration. En corollaire, il apporte des correctifs à un autre principe clef de l'époque : la vraisemblance, qui oblige à ne présenter que des actions recevables par l'esprit du public. Il soutient pour sa part que « les grands sujets qui remuent fortement les passions, et en opposent l'impétuosité aux lois du devoir ou aux tendresses du sang, doivent toujours aller au-delà du vraisemblable » (Discours du poème dramatique). Il affirme donc les droits du vrai, tel au moins que le présente l'histoire, voire la légende, contre les bienséances : Chimène, « fille dénaturée » (les Sentiments de l'Académie sur le Cid, 1638), a beau choquer, elle est vraie, puisque la Chimène historique a réellement épousé le meurtrier de son père. Ainsi a-t-il mis sur scène l'infanticide de Médée (1635) ou les fureurs d'Attila.

   Le tragique cornélien repose, en effet, sur une problématique de l'affirmation de soi. Face à un dilemme (un choix impossible, que Voltaire qualifia de « cornélien »), né d'une situation sociale et historique précisément décrite (souvent le cadre est celui de la Rome antique), et non de l'influence néfaste d'un destin, le héros doit, au prix d'une tension extrême de la volonté, s'engager totalement dans un des termes de l'alternative. Les contradictions peuvent parfois être dépassées, et on se trouve en présence de tragédies « à fin heureuse », parfois qualifiées de « tragédies sans tragique ». Mais, d'autres fois, le choix est désespéré, les termes de la contradiction resserrent leur antagonisme jusqu'à l'aporie.

   Le conflit tragique naît d'un conflit politique, et plus précisément d'un conflit pour le pouvoir. Les liens affectifs (familiaux et amoureux) sont brutalement mis en cause par ce conflit. Mais la tragédie ne réside pas dans le choix entre le devoir, politique ou social, et l'amour : les héros sont également passionnés dans l'accomplissement de leurs choix politiques et de leurs sentiments amoureux. Les tragédies cornéliennes se focalisent moins sur les êtres que sur les actes et leurs conséquences, et le héros cornélien se définit par la manière hors du commun dont il assume, concilie ou hiérarchise les rôles qui s'offrent à lui : il est donc l'élément déterminant de toute la dramaturgie. Mais le héros n'est pas unique. Il existe souvent un second héros, à la fois double et rival du premier, les figures féminines sont de premier plan, et le pouvoir est incarné par un autre type de protagoniste : le prince, tantôt légitime et honoré, apte à confirmer les réussites de l'affirmation de soi, parfois contesté, mais parfois aussi incarnation d'un despotisme redoutable, en des personnages « forcenés » (telle Cléopâtre, Rodogune, 1644) qui interdisent aux héros la quête de soi et du bonheur.

De la tragédie optimiste aux tragédies de l'angoisse

Paradoxalement, la pièce qui imposa à la fois la gloire de Corneille et celle du genre tragique est une tragi-comédie : le Cid. Confrontés à un double dilemme, l'un entre leur amour et les obligations de l'honneur nobiliaire, l'autre entre la loi de l'honneur et la loi d'État, les héros le résolvent en dépassant les attitudes « ordinaires » : Rodrigue mérite ainsi d'être placé au-dessus des lois. Ces jeux de l'amour et de l'honneur venaient à point dans une France encore chevaleresque, où les métaphores amoureuses et guerrières s'entrecroisaient continuellement, dans les salons et à la cour, partagée elle-même entre l'insouciance et le carnage. Loin d'avoir été un obstacle, la passion amoureuse est perçue comme une incitation à la bravoure et au dépassement de soi : le héros agit pour mériter sa Dame. Cette morale de la gloire, de la conscience de sa propre valeur, de la générosité qui pousse à accomplir l'exploit d'exception et qui « convertit » l'entourage du héros par contagion, permettant ainsi une conciliation finale, se retrouve, avec des variantes, dans les pièces des années 1640, et plus tard dans Nicomède (1651). Elle est victoire sur soi-même : « Je suis maître de moi comme de l'univers » (Auguste, Cinna), mais les héros généreux sont aussi des fondateurs : une puissance nouvelle naît avec eux, l'Espagne catholique du Cid, la grandeur de Rome dans Horace ou Cinna, la chrétienté dans Polyeucte, où la gloire n'est plus d'ordre humain, mais divin (même si, devant les réticences du public, Corneille ne prolongea guère sa recherche d'une forme de tragédie religieuse).

   Cependant, une autre partie de l'œuvre est marquée par le pessimisme. Dès ses débuts, le « héros du mal » qu'était Médée avait attiré Corneille et, au cœur même de sa maturité, une série de trois pièces s'organise autour de figures de tyrans implacables : Rodogune, Théodore, (1646), Héraclius, (1647). Mais, à partir de Sertorius, on sent une montée de l'inquiétude, voire de l'angoisse. Sertorius incarne la légitimité de la Rome républicaine à son déclin ; il a toutefois le sentiment que sa lutte est sans avenir et il rêve, déjà âgé, de saisir un instant de bonheur idyllique et d'amour pastoral. Même lucidité amère dans Othon (1664) et dans Attila (1666) : il n'est plus d'héroïsme possible face à la décadence et au despotisme. La figure héroïque retrouve pourtant toute sa grandeur dans Suréna (1674). Mais, dans cette ultime pièce, le héros renonce à lutter contre un roi manœuvrier et cauteleux, et met sa gloire à préserver un amour impossible : le temps de la conciliation est passé et, si l'angoisse s'apaise, c'est dans la nostalgie des rêves impossibles.

Corneille, penseur ou dramaturge ?

Il est certain que le théâtre de Corneille a une signification politique et idéologique, qu'on y décèle une réflexion sur les valeurs de l'éthique nobiliaire, peut-être menacée, un monarchisme loyal, mais une inquiétude devant le renforcement de l'absolutisme, y compris dans le contrôle exercé sur le théâtre (le rôle que joua, dans la querelle du Cid, l'Académie française sur l'impulsion de Richelieu, mit en évidence la volonté politique de mettre de l'ordre, tant dans l'art que dans les mœurs). Son théâtre est aussi interrogation sur l'humain, confrontation d'un code de valeurs, l'héroïsme, et d'un idéal, la générosité, avec le versant cruel et « noir » de l'âme humaine et les passions dévastatrices, la passion amoureuse, et plus encore l'ambition.

   Mais le public du XVIIe siècle a finalement été plus sensible à la combinatoire virtuose, à la somptuosité et à l'habileté diabolique de la « forme ». Car ce théâtre est aussi (surtout ?) une savante structure dramatique, un dialogue qui est action, un vers conçu pour produire de la beauté : bref, œuvre d'art faite pour donner du plaisir esthétique.