science-fiction (suite)
Les univers de la science-fiction
L'imaginaire de la science-fiction est en constante évolution. D'une part, il recycle les mythes des cultures antérieures à la civilisation technique et industrielle, comme on a pu le voir avec le personnage du docteur Frankenstein, Prométhée moderne, ou en questionnant les mythes de la création et des « guides » éventuels de l'humanité – formes extraterrestres ou divinités – comme le fait A. C. Clarke avec les Enfants d'Icare (1950) ou 2001 l'Odyssée de l'espace (1968). Sans parler des récritures de textes bibliques : la Genèse avec le Créateur (1935) de C. D. Simak, les Virus ne parlent pas (1967) de G. Klein, l'Évangile avec l'Étoile (1955) de A. C. Clarke, ou l'Apocalypse avec, du même auteur, les Neuf Milliards de noms de dieux (1953). Cette récriture d'événements tirés de la Bible s'appuie sur la lecture imaginaire qu'une culture préscientifique pourrait faire d'instruments ou d'objets issus de notre monde technique.
D'autre part, l'imaginaire scientifique à l'œuvre dans la science-fiction se nourrit des images et des idées empruntées à l'actualité scientifique, technique, politique ou philosophique. À partir de l'une de ces images, le texte de science-fiction imagine une mise en scène qui puisse susciter chez le lecteur un effet de « pathos métaphysique », une émotion induite par le développement narratif d'une idée prise au pied de la lettre. Si l'on peut aujourd'hui remplacer certains organes du corps humain, quels pourraient être les scénarios dérivant de la généralisation de ces possibilités ? On peut imaginer que l'on cultive des « pièces de rechange » en élevant des corps clonés, ce que fait Boyd dans la Ferme aux organes (1970), ou qu'on les prélève sur des criminels (Cordwainer Smith, « La planète Shayol », 1965), ou encore qu'on crée des individus mi-hommes mi-machines, les « Cyborgs », dont l'image est popularisée par Robocop. On peut se demander jusqu'où on peut remplacer l'humain par des mécanismes, tout en considérant toujours le résultat comme un être humain (K. Siodmak, le Cerveau du nabab, 1942). On peut, même dans le cas des créatures de métal qu'affectionne I. Asimov, se poser la question du droit des robots, présentés comme extrêmement capables de ruser avec les lois des hommes, même si Asimov respecte, à titre de contrainte, « les trois lois de la robotique », inventées par Campbell. On peut suivre les « expériences imaginaires » d'Asimov avec ses personnages, ses robots et les façons de questionner la loi, ses fondements et son idéologie dans toute la série du « Cycle des robots » entamé en 1950. Mais on pourrait tout aussi bien inventer des androïdes, des êtres artificiels comparables aux humains, comme le proposait déjà K. Capek avec R. U. R. (1923). Supposons qu'ils soient conçus comme identiques aux hommes, il serait difficile de les distinguer des humains. Mais si leur espérance de vie était limitée, volontairement, par les hommes, ne pourraient-ils se révolter pour vivre plus longtemps ? C'est ce que Ph. K. Dick envisage dans les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1968). Et si, au lieu d'androïdes, la race humaine découvrait en son sein les prémices d'une évolution, des individus mutants, aux différences qui pourraient passer pour des éléments de supériorité, que se passerait-il ? La science-fiction a exploré le problème de ce racisme assez particulier. Van Vogt l'aborde dans À la poursuite des Slans (1946) en se fondant sur la réalité du racisme aux États-Unis et sur la résistance au nazisme encore proche. G. Bear, avec l'Échelle de Darwin (2000), aborde le problème de façon plus actuelle : des gènes dormants, tenus jusque-là pour inoffensifs, se mettent de manière inexplicable à provoquer des avortements spontanés chez les femmes de la planète entière, obligeant à mettre en place une nouvelle technique de procréation qui, à son tour, débouche sur une mutation humaine.
L'imaginaire « spéculatif » de la science-fiction
L'imaginaire de la science-fiction, on l'a dit, se distingue de celui des divers merveilleux pré-techniques, où la justification des mondes imaginaires relevait soit de la magie, comme dans les contes de fées, soit d'un arbitraire du récit, comme dans l'Histoire vraie de Lucien (IIe s.), Alice au pays des merveilles ou Pinocchio. Mais la science-fiction n'est pas le seul genre qui exploite l'« expérimentation mentale ». Les « spéculations » sur des possibles sont également à l'œuvre dans l'utopie et la dystopie, ainsi que dans la littérature d'anticipation. L'utopie présente toutefois une spéculation qui relève de la simple symétrie, où ce qui est négatif ici devient positif en utopie, et l'anticipation procède simplement par extrapolation : les sous-marins existent et Jules Verne ne fait qu'en maximaliser le confort et la puissance avec le Nautilus, de sorte que si l'on compare cet usage de l'anticipation vernienne avec les textes de Wells comme la Guerre des mondes, on comprend que Verne ait pu dire à propos de Wells « je me sers de la science, il l'invente », même si ces « inventions » reposaient sur des données du vraisemblable de l'époque.
Comment la science-fiction s'y prend-elle pour créer des « mondes possibles » où ses héros vont vivre leurs aventures, tout en créant chez le lecteur un effet spécifique ? Les procédés sont de divers types : l'extrapolation – comme pour l'anticipation –, mais aussi les distorsions ou anamorphoses, et enfin l'« effet papillon », tous trois étant parfaitement combinables. L'extrapolation peut être simplement linéaire comme chez J. Verne, où un seul élément est grossi, le contexte n'en subissant aucun effet – le Nautilus est d'ailleurs détruit. Elle peut être plus complexe, comme on le voit avec la Machine à explorer le temps, où l'on se retrouve dans des temps de fins de monde, après avoir imaginé que les classes sociales anglaises du XIXe siècle sont devenues deux races différentes. Les distorsions ou anamorphoses présentent notre monde dans le futur comme vu à travers une déformation. Ce peut être une distorsion physique – expédition humaine vers une planète à très haute gravitation (H. Clement, Question de poids, 1954) – ou une distorsion sociale – un phénomène de surpopulation qui aboutit à l'empilement d'une humanité de plusieurs dizaines de milliards d'individus dans des tours de mille étages, et qui transforme radicalement les règles de comportement (R. Silverberg, les Monades urbaines, 1971). L'effet papillon enfin – autrement dit, en météorologie, la possibilité qu'un infime changement climatique en un endroit donné produise des répercutions disproportionnées dans un environnement très éloigné – est un autre des procédés de la science-fiction : dans la nouvelle de R. Bradbury « Un coup de tonnerre » (1951), un touriste temporel des temps à venir qui, lors d'un safari dans l'ère secondaire, piétine une plante minuscule, s'aperçoit à son retour dans son temps natal que la société qu'il avait quittée est devenue autre.
Tout texte de science-fiction, pour être intelligible, garde avec l'univers de départ – le nôtre – des liens plus ou moins explicites, plus ou moins analogiques. Mais, à partir des arrière-mondes créés par les procédés qu'on vient d'évoquer, rien n'empêche un auteur de proposer des variantes et des types d'aventures de tout ordre, pourvu qu'elles ne rompent pas la cohérence du « monde possible ». C'est dire que dans la production de la science-fiction peuvent coexister des textes très différents. Certains sont de simples répliques du monde de base où, comme dans le « space opera », on a remplacé les cow-boys par des astronautes et les pistolets par des lasers. D'autres s'appuient sur l'histoire humaine, comme le fait Asimov dans sa série Fondation (1951-1992), à partir de l'Histoire du déclin et de la chute de l'Empire romain de E. Gibbon (1788). On peut du reste distinguer les auteurs qui s'appuient explicitement sur des connaissances et des savoirs extérieurs, et ceux qui font plutôt confiance à leur imaginaire propre. G. Egan situe ainsi l'histoire de Terranesie (2001) dans un contexte à peine futur, où des mutations d'espèces animales et végétales se produisent dans une île, laissant présager leur inéluctable propagation ; le texte se présente sous forme d'enquête, et les effets de vraisemblance sont extrêmement troublants. Inversement, S. Brussolo, dans Sommeil de sang (1968), invente un monde improbable avec des animaux-montagne et des mines de viande : tout ne tient ici que par la magie du verbe, la somptuosité des images et la richesse de l'imaginaire.
Cet imaginaire de la spéculation sur des possibles peut n'avoir d'autre but que de distraire : le dépaysement des décors, les vagues références à la science, quelques aventures de type colonial donnent une littérature de pur divertissement, que les anglophones nomment « escapist ». Mais l'ambition peut être plus haute, dans la mesure où le genre est intrinsèquement lié à la science, par exemple à la science galiléenne, quand l'astronomie offrait de nouveaux horizons à l'imaginaire et permettait, chez Cyrano, une des premières expérimentations à la fois mentale et littéraire des nouveaux mondes possibles. Plus tard, les explorations des espaces interplanétaires ou intergalactiques ne feront que développer le sujet. Les autres sciences aussi ont engendré leur lot de mystère, ou de solutions, que la science-fiction a exploitées. On a vu chez Wells, ou avec « Le Horla » de Maupassant (1887), comment le darwinisme et les théories de l'évolution ont pu susciter les fantasmes ou les phobies dont s'empare le récit. La physique, la chimie, la biologie, la génétique, les techniques de clonage et les nanotechnologies ont fourni à de nombreux auteurs la matière ou le contexte de leurs histoires. Ce qui est vrai des sciences « dures » l'est encore plus des sciences sociales. La science-fiction se fait critique de la puissance des médias dans Jack Baron et l'éternité (1969), des manipulations politiques chez Ph. K Dick ; elle défend l'écologie en dénonçant les exploitations de type colonial chez U. Le Guin (le Nom du monde est forêt, 1973) ; elle pose le problème de la liberté devant la prolifération des techniques de manipulation, présentant la révolte comme issue (Super Cannes, de J. G. Ballard, 2001) ; elle montre comment les fantasmes mêmes sont manipulés (Crash, de J. G. Ballard, 1973). Elle explore, dans les années 1980 et 1990 avec le mouvement Cyberpunk, un espace cybernétique plus ou moins fantasmé dans ses rapports avec la mémoire, le sexe et le crime. Les romans de W. Gibson (Neuromancien, 1984) et de B. Sterling (le Gamin artificiel, 1980), dans une écriture syncopée empruntée au thriller, évoquent le mariage des puces et des neurones dans un monde de futur proche où les drogues, l'informatique et les musiques électroniques se mêlent pour provoquer des images nouvelles, manière d'interroger la « réalité de la réalité ».
En mobilisant le discours et les thèmes de la science, la science-fiction lance un regard critique sur la réalité, pour montrer que rien ne « va de soi » et qu'une invention peut bouleverser ce qui apparaît parfois comme la « nature des choses » aussi bien dans la société que chez les individus. Par les effets de distanciation, de grossissement, par les raccourcis de type « effet papillon », par les anamorphoses qu'elle invente, la science-fiction met en crise la représentation des normes idéologiques de notre époque, une mise en crise qui est aussi l'indice de la difficulté d'appréhender le présent dans un monde qui évolue à marche forcée : deux siècles de révolutions industrielles nous ont fait passer de l'ère néolithique entamée il y a dix mille ans avec l'invention de l'agriculture à l'ère de l'information. Les effets de ces révolutions techniques, scientifiques et économiques s'étendent à l'ensemble du globe et concernent maintenant tous ses habitants. Les auteurs de science-fiction tentent – parfois naïvement – d'explorer les virtualités de ces mondes neufs.