Flaubert (Gustave) (suite)
Sous le regard de la critique
Le « réalisme » de Flaubert a d'ailleurs divisé son époque ; Madame Bovary attira à son auteur un procès pour irréligion et immoralité (1857), et on pouvait encore, en 1916, parler, dans un manuel d'histoire littéraire, de « sujets modernes et vulgaires », de « parti pris de brutalité choquante » et de « monomanie maladive » (C. M. des Granges). Flaubert fut défendu, entre autres, par G. Sand, Baudelaire et Sainte-Beuve ; Zola vit dans son œuvre les fondements de l'école naturaliste, revendiquant une filiation que Flaubert lui-même refusait (« réalistes, naturalistes, impressionnistes... tas de farceurs »). Une fois passées les barrières morales et les réactions d'ordre social apaisées, le débat se situera sur un terrain plus littéraire. Le style précis, « scientifique », de Flaubert, s'il déplaisait à l'idéaliste Barbey d'Aurevilly (qui le comparait à « une machine à raconter ou à analyser en bon acier anglais »), réjouit les esprits positivistes, qui percevaient le « progrès » réalisé depuis le romantisme de jeunesse. Proust, lui, en saisit bien l'originalité « toute syntaxique », affirmant qu'« il n'y a peut-être pas dans tout Flaubert une seule belle métaphore » (tant la métaphore est banalisée à l'extrême : effet du discours indirect libre et refus de l'expression d'une subjectivité d'auteur). Au contraire A. Thibaudet et Ch. du Bos, s'intéressant dans une perspective bergsonienne à l'« élan créateur » et au « milieu intérieur » chez Flaubert, tentèrent de retrouver dans la variété des œuvres la sensibilité particulière de leur auteur, posant les jalons d'une « critique d'identification ». Dans cette lignée, J.-P. Richard montrera (Littérature et Sensation), à travers une dialectique du « pâteux » et du « consistant », comment Flaubert, faux géant tenté de dévorer le monde, avait présumé de ses forces et oublié la nausée : ne pouvant engloutir les choses, il se laissera engloutir par elles. Et, selon G. Poulet, Flaubert « n'éprouve, dans sa plénitude, conscience de lui-même que dans le moment où il sort de lui-même pour s'identifier, par le plus simple mais le plus intense des actes de la vie mentale, la perception, avec l'objet, quel qu'il soit, de cette perception » : Flaubert ou l'art de Protée. G. Sand, pour sa part, voyait dans l'Éducation sentimentale la preuve que l'« état social est arrivé à sa décomposition et qu'il faudra le changer très radicalement ». Elle ouvrait ainsi la voie à une critique d'inspiration marxiste, désireuse d'étudier la transposition de la réalité dans l'œuvre de Flaubert. G. Lukács s'est attaché (Théorie du roman) à mettre en parallèle la dégradation de la forme romanesque et celle de la société industrielle, déshumanisée. J.-P. Sartre, combinant psychanalyse, existentialisme et marxisme dans une méthode « progressive-régressive » (qui consiste en un incessant, et assez traditionnel, va-et-vient de l'auteur à l'œuvre), a cherché à recréer, dans l'Idiot de la famille, la totalité du personnage de Flaubert, déterminé par une famille et une classe sociale. Selon Sartre, Flaubert, pour se débarrasser d'une appartenance sociale qui lui est intolérable, « ne peut substituer à l'être-bourgeois qu'un être-pour-l'art » ; d'où la tyrannie de ses exigences artistiques et sa « mauvaise foi de classe » (penser en demi-dieu, vivre en bourgeois et travailler comme un artisan). Le statut particulier de l'écrivain-Flaubert et l'originalité formelle de son œuvre l'ont par ailleurs posé comme un précurseur, pour les fondateurs du nouveau roman et pour la critique structuraliste. Pour R. Barthes, Flaubert, s'interrogeant sur la justification de l'entreprise littéraire, a substitué à la « valeur-usage » de l'écriture une « valeur-travail », fondant un art romanesque qui « montre son masque du doigt ». Pour A. Robbe-Grillet, Flaubert annonce la fin du roman balzacien ; désormais, le monde romanesque ne vit plus de la même vie que son modèle. L'étude formelle, amorcée par Proust, est reprise et prolongée par une critique soucieuse de comprendre, en étudiant le temps, l'espace, les points de vue qui leur sont propres, le fonctionnement interne d'œuvres qui rompent avec les conventions traditionnelles du roman : J. Rousset voit ainsi en Flaubert « le premier des non-figuratifs du roman moderne ». Au fond, Flaubert a rempli le rôle qu'il s'assignait dès l'adolescence (Lettre à Ernest Chevalier, 24.2.1839) : celui d'un « penseur » et d'un « démoralisateur », assurant « ce qu'il y a de plus difficile et de moins glorieux : la transition » (Lettre à Bouilhet, 19.12.1850).