Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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kurde (littérature)

Parler de la littérature kurde exige de consacrer tout d'abord une large place à la littérature orale. Tous ceux qui ont étudié la littérature de ce peuple ont été, en effet, frappés par la richesse, la force et la fraîcheur des œuvres orales. L'orientaliste russe O. Viltachevski n'hésite pas à souligner « l'hypertrophie » du folklore kurde. Cependant, les études dans ce domaine restent encore peu nombreuses, malgré l'intérêt ininterrompu que lui manifestent les chercheurs depuis le milieu du XIXe s. Parmi les Kurdes eux-mêmes, la collecte des textes n'a commencé qu'à partir de la Première Guerre mondiale. Aujourd'hui, toutefois, les chasseurs des textes sont particulièrement actifs. Depuis une vingtaine d'années, même les revues non spécialisées réservent une part importante de leurs colonnes à la publication des différentes variantes des textes folkloriques.

Une littérature orale

Ces textes ont traversé les siècles grâce essentiellement aux bardes (dengbêj), aux conteurs (chîrokbêj) et surtout à la mémoire collective, ce qui, entre autres, explique la foule des variantes régionales et dialectales. Il y avait au Kurdistan des écoles où l'on formait des bardes et des conteurs. Jusqu'à une époque récente, conter, chanter ou réciter des poèmes constituait une activité importante dans la vie littéraire des Kurdes. Un conte narré lors d'une veillée d'hiver trouvait un auditoire attentif dans les villages éloignés ou dans un salon de notable, car il y avait peu de divertissements pour faire passer les longues nuits froides de la montagne. Le Kurde se met volontiers à réciter, pour qui veut l'entendre ou pour lui-même, des poèmes de son riche répertoire. Il chante encore plus facilement ce qu'il a appris. Un chant exécuté lors de noces ou de fiançailles contribue à la solennité de la cérémonie et il est toujours apprécié et remarqué. L'orientaliste arménien Abovian écrivait en 1848 : « Il y a au fond de chaque Kurde un souffle poétique, même chez les vieux analphabètes. Les Kurdes ont une aptitude et un talent prononcés pour le chant. Ils chantent calmement et avec beaucoup de facilité. Ils chantent leurs vallées, montagnes, cascades, fleurs, armes et chevaux. Ils chantent la bravoure des hommes et la beauté des femmes. » Les chants de guerre et de mort sont souvent chantés par les femmes. Celles-ci composent, dans l'anonymat, des chants d'amour d'une grande audace et d'une grande liberté d'expression pour une société traditionnelle où le poids de la religion était encore dominant à l'époque de ces chants. En voici un exemple traduit par Gérard Chaliand : « O mon bien-aimé, mon bien-aimé/ Cette nuit est La nuit, c'est ma nuit/ Soulève un peu la couverture, que je me glisse dessous/ Demain, sache-le, ton lot est d'être pris ou d'être tué/ Ou d'être le malheur de mon destin/ Le temps ne s'arrête pas, viens dans ma maison/ Celui qui a peur, celui qui n'ose pas, n'a rien/ Ma poitrine pour toi est un rempart de métal/ C'est une nuit des nuits d'automne/ Mes seins dorés sont sans pareils/ Prends-les pour passer ta nuit. » C'est aussi une tradition ancienne chez certains peuples voisins, les Assyriens en particulier, mais les Arméniens aussi, de chanter des chants et de conter des épopées kurdes. Les proverbes et dictons populaires constituent un autre genre riche de la littérature orale, expriment la sagesse pratique et dénotent un sens très aigu de l'observation de la nature. Ils sont utilisés dans la vie de tous les jours. On évalue le nombre des proverbes collectés jusqu'à présent à une dizaine de mille.

   C'est dans les mythes et les contes merveilleux que l'on trouve les éléments les plus intéressants de l'univers imaginaire des Kurdes. On y voit l'homme très souvent pris au piège des mauvais esprits (djinn). Mais il parvient toujours, avec l'aide des autres ou tout seul, à se libérer. Le serpent y joue un rôle ambivalent. Il peut faire preuve de bonnes intentions envers l'homme, mais il est irrémédiablement classé dans la panoplie des forces de mal. Dans le mythe du roi Zohâk et du forgeron Kâwa, qui relate la naissance du peuple kurde, deux serpents poussent sur les épaules du roi, là où le diable, déguisé en cuisinier, vient de poser deux baisers. Les serpents ne se nourrissent que de la cervelle du roi. Pour éviter cette souffrance au souverain, les médecins apaisent l'appétit des deux reptiles en leur donnant les cervelles de deux jeunes gens du royaume que les soldats apportent chaque jour devant le boucher royal. Peu après, et pour éviter que soit ainsi mise en péril la vie de tous les jeunes, deux sages ministres de la cour s'entendent avec le boucher pour nourrir les serpents de la cervelle d'un des deux condamnés après l'avoir mélangée à celle d'un mouton. Ainsi, chaque jour, un jeune homme est sauvé et envoyé secrètement dans les montagnes éloignées. La race des Kurdes, nous affirme le mythe, est née de ces rescapés.

La littérature écrite

La littérature orale a servi de support aux premiers monuments de la littérature écrite. Certaines épopées puisent directement dans les événements historiques. Le poème épique le Khan à la main d'or en est un exemple parmi tant d'autres. Ce récit versifié retrace la résistance héroïque d'un chef kurde face à l'armée du chah d'Iran plusieurs fois supérieure en hommes et en armes. Les bardes ont fait de la révolte de ce khan, survenue au début du XVIIe s. et de ses velléités d'indépendance une véritable épopée nationale où se mêlent souffrance, héroïsme, honneur et trahison. Un des premiers romans modernes kurdes, Dimdim, d'Ereb Semo, a repris ce thème pour lui donner un souffle nationaliste contemporain. Les poèmes d'amour occupent aussi une place prépondérante à côté de ceux qu'inspirent la guerre et la résistance. Mem u Zîn illustre le mieux ce genre littéraire. Souvent comparé à Roméo et Juliette ou à Tristan et Iseult, ce poème décrit l'amour malheureux du scribe Mem avec la princesse Zin. Les faits réels dont il s'inspire semblent remonter au XIVe s. De nos jours, il reste encore difficile de dater les premiers écrits kurdes, même de façon approximative, d'autant que les anciens textes que l'on possède, en dialecte septentrional kurmandji, témoignent d'une grande maturité d'expression et d'un long passé. D'autre part, seule une partie des textes écrits a été éditée et l'on ignore combien de textes ont disparu dans la tourmente des incessants conflits qui se déroulèrent pendant plusieurs siècles dans les régions kurdes.

   Jusqu'à la fin du XIXe s., seules les mosquées assuraient l'instruction dans la société kurde. Le système d'enseignement était inspiré du modèle arabo-musulman, avec une différence : on y apprenait aussi la langue et la littérature persanes. Le kurde était absent, sauf dans les écoles où un maître se proposait pour l'enseigner à ceux, certes peu nombreux, dont les parents en faisaient la demande.

   Les premiers poètes kurdes ne pouvaient naître que dans le sillage de ces écoles. La poésie kurde, premier genre de la littérature savante, adopte dès ses débuts les formes de base de la poésie arabo-persane et dispose de ce fait d'une grande quantité de genres et de nombreux moyens stylistiques : qasida, poème lyrique monorime de plus de 15 distiques et de moins de 30 ; ghazal, court poème de 5 à 12 distiques ; ferd (double vers), ruba'i (quatrain), etc. On y retrouve également les mêmes thèmes dans les deux littératures voisines. Mais on emprunte de préférence ceux qui correspondent à la vie et à la sensibilité du milieu kurde et on en abandonne d'autres, quelle que soit leur importance ; la poésie de circonstance par exemple, qui a une part immense dans la production en vers arabe et persane, est presque absente dans la poésie kurde. Une fois la période d'essai accomplie, les poètes savants se retournent peu à peu vers leur littérature populaire pour s'en inspirer non seulement dans le choix des thèmes mais également sur le plan technique.

   Le premier poète kurde connu serait Ali Hariri, qui a vécu au XVe s. Il chante l'amour, les beautés naturelles du pays et le charme de ses filles. Plus célèbre, le mystique Malây Jizêri (1570-1640)connaissait, comme de nombreux lettrés de l'époque, l'arabe, le persan et le turc. Il célèbre le vin de l'extase, les joies et les peines de l'amour mystique. Plus proche de la vie de ses contemporains, Faqêye Tayran (1590-1660) connaissait le langage des oiseaux, comme l'indique son surnom. Ses vers approchent, dans leur simplicité, des poèmes populaires. Mais le plus connu des poètes de cette époque classique est sans conteste Ahmadi Khani (1650-1707), célèbre surtout pour son œuvre Mem u Zîn. En 2 655 distiques, le poète narre la tragédie des deux amants, expose ses croyances, laisse libre cours à son lyrisme, énumère les raisons du retard des Kurdes et les moyens qui leur sont nécessaires pour se libérer. « Je m'étonne des décrets de Dieu/ Pourquoi en ce monde/ Les Kurdes sont-ils tous dépossédés ? Pourquoi sont-ils tous condamnés ? (...) De toutes parts, ils sont le bouclier/ De ces Persans et de ces Turcs/ Et les deux camps prennent les Kurdes pour cible/ De leurs flèches meurtrières/ C'est comme si les Kurdes étaient le verrou de leurs frontières. » Khani écrit son chef d'œuvre « Afin que nul ne puisse dire : « les Kurdes/ N'ont ni savoir ni nobles origines » (...) Afin que les savants ne puissent dire : « les Kurdes/ Pour eux-mêmes, ne cherchent pas l'amour/ Ils ne désirent ni ne sont désirés/ Ils ne sont ni aimables ni aimés/ Ils sont vides d'amour/ Réel ou symbolique/ Les Kurdes ne sont pas si imparfaits/ Mais faibles et orphelins. » Même si la version orale, Mamé Alan, ne porte aucune trace d'un quelconque sentiment national, la version savante, Mem et Zîn, est devenue au fil du temps l'épopée nationale des Kurdes par excellence. Des dizaines d'écrivains s'en sont inspiré.

   Dès le début du XIXe s. apparaît au sud du Kurdistan un autre dialecte, le sorani, comme langue littéraire. À partir de cette date, le centre de la littérature kurde se déplace vers les régions où l'on parle ce dialecte et l'évolution qui s'ensuit ne s'affaiblira qu'au cours des périodes de crise politique, qui, bien que nombreuses, ne parviendront pas à freiner cette progression. Le principal artisan de la mise en poésie savante de ce parler local fut Nalî (1797-1856). Celui-ci s'efforça d'habiller son œuvre d'une forme qui pût égaler celle de la poésie arabe ou persane, ses deux modèles, puisqu'il n'avait, du moins aux débuts de sa vie littéraire, aucune idée de la poésie écrite dans le premier dialecte kurde. Ses poèmes sont, pour la plupart, les fruits d'un travail technique et intellectuel. La valeur mélodique y est mise au second rang. Au contraire, respectant les règles de base de la versification, son contemporain Kurdî (1808-1848) donna à sa poésie un si grand lyrisme qu'aucun poète kurde n'a pu mettre en cause sa suprématie dans ce domaine. Kurdî consacra presque toute son œuvre à l'amour qu'il avait pour un jeune homme capricieux et qui fut probablement à l'origine de sa mort prématurée. Il a beaucoup souffert, car la déclaration d'un amour homosexuel ne pouvait à l'époque être acceptée par une société moralisatrice et traditionaliste.

   Le même XIXe s. connaît de nombreux autres poètes mystiques, satiriques, lyriques et même nationalistes, qui exercèrent une influence considérable sur les poètes et les écrivains du XXe s.