Molière (Jean-Baptiste Poquelin, dit)
Auteur dramatique français (Paris 1622 – id. 1673).
Molière est aujourd'hui lu, représenté, étudié dans le monde entier. Les metteurs en scène le plus en vue (de Planchon à Vitez) aussi bien que des troupes d'amateurs, le cinéma (le Bourgeois gentilhomme de R. Coggio, le Dom Juan de F. Weber) comme la télévision (le Dom Juan de M. Bluwal) s'en sont emparés : car, malgré l'éloignement dans le temps, ses pièces conservent leurs ressources spectaculaires et comiques. Le personnage de Molière a lui aussi inspiré écrivains (M. Boulgakov, le Roman de M. de Molière, 1936) et cinéastes (Molière de A. Mnouchkine, 1979). Cette célébrité ne va pas sans une schématisation de l'œuvre : qui pense à voir, à travers le peintre consacré des « caractères » et des « types éternels » d'humanité, le créateur du « théâtre total » si éloigné du propos reconnu de la dramaturgie classique ? Molière savait que le théâtre est fait pour être joué (il fut le premier metteur en scène, dirigeant avec précision ses acteurs) et il n'a cessé d'innover et de se renouveler.
Une vie vouée au théâtre
Ses parents sont des artisans-marchands prospères de Paris : son père achète en 1631 une charge avantageuse de « tapissier du roi » (c'est-à-dire de fournisseur de la Cour). Aîné de cinq enfants, Jean-Baptiste est envoyé au collège jésuite de Clermont, que fréquentaient des fils d'aristocrates. Sa formation est éclectique : études de droit, leçons du philosophe Gassendi (d'où des liens avec le « libertinage ») et théâtre (sous l'influence de son grand-père ?).
Soudain, en 1643, alors qu'il était destiné à être avocat ou tapissier, il se fait verser sa part d'héritage maternel, passe contrat avec la famille Béjart et six autres comédiens pour fonder une troupe, « l'Illustre-Théâtre », et devient « Molière ». Vocation originale, donc impérieuse. Il aurait pu, comme beaucoup, venir au théâtre par l'écriture, mais chez lui le goût du jeu scénique précède l'écriture, donnée fondamentale pour comprendre sa carrière et son esthétique. Originalité supplémentaire : il essaie de fonder une nouvelle salle de théâtre à Paris, ce qui est alors des plus difficiles.
En butte à l'hostilité du clergé et des troupes concurrentes, l'Illustre-Théâtre fait faillite dès 1645, et Molière connaît la prison pour dettes. Il n'abandonne pas : il rejoint avec les Béjart une troupe itinérante en province. Ce sont des années d'apprentissage, sous la protection du prince de Conti, gouverneur du Languedoc. Molière commence à écrire pour la compagnie des farces, puis des comédies (l'Étourdi, 1654 ; le Dépit amoureux, 1656). Mais le prince de Conti, devenu dévot, retire son appui aux comédiens. Ces derniers se dirigent alors vers Paris, où Molière obtient la protection de Monsieur, frère du roi, et, en 1658, la troupe débute devant la Cour. Son succès lui permet d'obtenir de partager la salle du Palais-Royal avec les Comédiens-Italiens. La gloire survient dès 1659 avec le succès triomphal des Précieuses ridicules : pour la première fois, Molière fait éditer son texte (pour couper court à des éditions pirates).
Dès lors, les créations se succèdent à un rythme soutenu, sous la protection de Louis XIV : Molière devient en 1664 (« les Plaisirs de l'Île enchantée ») le fournisseur des fêtes de Cour, associant le plus souvent comédie, musique et ballets. Mais ses audaces d'auteur qui entend aussi « corriger les mœurs par le rire » donnent lieu à de violentes querelles. Dans celle de l'École des femmes (1662), on lui reproche à la fois de jouer de plaisanteries faciles et d'équivoques, et de mettre sur le théâtre comique des sujets trop graves (l'éducation morale et religieuse des femmes), avec trop de railleries envers les rigoristes. Par la Critique de l'École des femmes et l'Impromptu de Versailles (1663), il ridiculise ses détracteurs et ses rivaux, sous la haute égide royale. Il finit par remporter contre les dévots la bataille du Tartuffe (1664-1669), où il met en scène les méfaits d'une dévotion hypocrite d'un côté, mal comprise et fanatique de l'autre ; mais il dut arrêter les représentations de Dom Juan (1665), qui aborde le problème du libertin (de mœurs et de pensée), et dont le texte ne put être édité qu'après sa mort, expurgé.
En moyenne, sur commande royale, ou pour faire vivre sa troupe (qui joue également des textes d'autres auteurs), Molière compose et met en scène deux pièces par an. Rien d'étonnant si cette activité fébrile a occulté sa vie privée. Il eut des relations amicales avec divers auteurs, mais il se brouilla avec Racine quand ce dernier, après lui avoir confié ses pièces, passa contrat en secret avec la troupe rivale. Il avait été l'amant de Madeleine Béjart, avant d'épouser sa fille (1662), Armande, de 20 ans plus jeune que lui (ses ennemis affirmèrent que, ce faisant, il épousait sa propre fille) : le ménage ne semble pas avoir été des plus heureux. À partir de 1666, la santé de Molière s'altère gravement ; le 17 février 1673, lors de la 4e représentation du Malade imaginaire, un malaise le saisit sur scène et il meurt dans la soirée.
Molière laisse une troupe qui est devenue la plus réputée de Paris, et où des comédiens de grand talent ont trouvé l'occasion de se former et de s'affirmer. En 1680, le roi ordonne la réunion de cette troupe avec celle de l'Hôtel de Bourgogne pour fonder la Comédie-Française.
Les facettes de la comédie moliéresque
Trop souvent, l'histoire littéraire ne retient du théâtre de Molière que quelques « grandes comédies » (de mœurs), ou n'en envisage que les aspects « lisibles » : cette sélection déforme l'œuvre et en voile des traits essentiels. Or le premier de ces traits est la diversité. Molière, qui veut satisfaire les diverses sortes de spectateurs qui viennent chercher leur plaisir à la « comédie », à la Cour comme à la Ville, ne s'embarrasse pas de distinctions génériques, ni de bienséances mesquines.
Évidemment la « grande comédie » de caractère et de mœurs forme un pan important de son œuvre. Mais les pièces qui correspondent exactement à cette définition sont peu nombreuses : l'École des femmes, le Tartuffe, l'Avare (1668), qui peint la passion de thésauriser, devenue manie obsessionnelle, le Misanthrope (1666), qui s'interroge sur les contraintes (et les plaisirs un peu pervers) de la vie sociale, confrontées à une exigence de sincérité fort respectable moralement, mais qui vire à l'intransigeance et à l'inadaptation, les Femmes savantes (1672), satire des salons mondains, où les maîtresses de maison à demi cultivées s'entichent de littérature, de sciences ou de philosophie et sont la proie de parasites, les pédants, dénonciation d'une mode intellectuelle et sociale.
Malgré sa condamnation comme facile et triviale par les doctes, il n'a pas hésité à user la farce, avec ses types, ses gags gestuels, son comique verbal qui ne recule pas devant les allusions au bas corporel, tant dans la lignée de la tradition française qu'en familiarité avec sa forme italienne, celle de la commedia dell'arte. En tant que genre pur, à ses débuts, non sans y revenir à l'occasion (le Médecin malgré lui, 1666). Mais la réussite du mélange, dans les Précieuses ridicules, d'éléments farcesques et de traits de mœurs contemporaines portant à controverse (modèle repris dans la Comtesse d'Escarbagnas, 1671) lui fait comprendre l'efficacité de ce recours pour détendre l'atmosphère, souligner un trait, renforcer théâtralement la caricature... Toutes les comédies de Molière, ou presque, contiennent de la farce, même les plus graves comme le Tartuffe ou le Misanthrope ; les Fourberies de Scapin (1671) la combinent (Scapin enferme le vieux richard dans un sac et le roue de coups) à une fantaisie romanesque à l'italienne ; dans la comédie-ballet aristocratique de la Princesse d'Élide (1664), le valet poltron Moron est un personnage de farce ; quant à Dom Juan, il est dans sa nature de pièce baroque (sur le modèle de la comedia espagnole) de mêler le comique le plus bas au (presque) tragique... Boileau fera grief à Molière d'être revenu sans cesse vers ce type de comique : c'est que, soucieux de classer et de hiérarchiser, il aurait voulu que la création moliéresque s'élevât, par degrés, vers la grande comédie et y trouvât son aboutissement.
Par ailleurs, Molière, comme Louis XIV, ou à cause de lui, et comme les spectateurs de son temps, aime la musique et la danse : la moitié de sa production (en collaboration avec Lulli) relève d'une sorte de rêve de » spectacle total «, qui donne naissance au genre de la comédie-ballet. En abordant le genre avec les Fâcheux (1661), « pièce à tiroirs » liant autant que possible les deux divertissements en vogue, la comédie et le ballet, Molière a inventé un type original de théâtre. George Dandin (1668) mêle la peinture rosse d'un mariage raté entre un paysan riche et une aristocrate désargentée avec d'élégantes bergeries ; les Amants magnifiques (1670) sont une comédie galante ; le Bourgeois gentilhomme (1670) combine la comédie de mœurs bourgeoises et les intermèdes dansés, bouffons ou élégants... Il faut rattacher aussi à cet ensemble les pièces à sujet mythologique comme Amphitryon (1668), en vers libres, « pièce à machines », et la « tragédie-ballet » de Psyché (en collaboration, 1671).