Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
E

Égypte pharaonique (suite)

Littérature de la fonction monarchique

Le dogme monarchique s'exprime à travers des hymnes, tels l'Hymne à Sésostris III (1re moitié du XIXe s. av. J.-C.), les hymnes à Ramsès V, Ramsès VI et Ramsès VII, composés, semble-t-il, à l'occasion du couronnement de ces rois. Il se manifeste aussi dans des rituels (Rituel de la Fête-Sed, Rituel de couronnement, Rituel de confirmation du pouvoir royal au Nouvel An), et dans le mythe, comme le Mythe de la naissance royale, reproduit dans les temples de Louqsor et Karnak. Les écrits historiques sont de deux types : d'une part, les annales, qui égrènent les faits dans leur nudité (Pierre de Palerme, qui couvre l'histoire depuis les rois mythiques jusqu'à la Ve dynastie ; listes de pharaons, avec leur durée de règne, tel le Papyrus de Turin, XIIIe s. av. J.-C.) ; d'autre part, les textes qui relèvent de la propagande monarchique, visant à insérer les faits et gestes du pharaon dans une vision totalisatrice du monde dont il est le garant. Ces textes sont des récits en forme de « nouvelles » et concernent des sujets variés : justification de la légitimité ; construction et restauration de monuments ; législation ; relations extérieures et guerres. Le récit de guerre le plus célèbre est celui de la Bataille de Qadesh (vers 1285 av. J.-C.), où les troupes de Ramsès II se heurtèrent à la coalition menée par le roi hittite Mouwattali ; l'événement se présente d'une part sous forme de représentation légendée, gravée dans certains temples, d'autre part sous forme d'un récit consacré comme œuvre littéraire. Enfin, quelques textes visent à soumettre la politique du pharaon à l'approbation et à la protection du dieu.

Littérature religieuse

De très nombreuses descriptions de rites et rituels couvrent la majeure partie des temples préservés (Rituel du culte journalier ; Rituel de l'ouverture de la bouche, Rituel de la conservation de la vie ; Rituel d'Osiris au mois de Khoiak). Des chants, des hymnes, des litanies et parfois des représentations dramatiques (Texte dramatique d'Edfou) entrent dans les activités liturgiques. Les mythes, la magie ou les contes nous sont rarement parvenus dans un exposé d'ensemble (le Livre de la vache du ciel ; le Mythe astronomique ; le Mythe d'Horus à Edfou). Par ailleurs, des traités de théologie compilaient des données mythologiques, rituelles et culturelles, toponymiques et géographiques de chaque région, comme le Livre du Fayoum, consacré au dieu-crocodile Souchos, et le Papyrus Jumilhac, centré sur le dieu-chien Anubis.

   De nombreuses compositions funéraires offrent en outre à qui les possèdent la possibilité de surmonter la mort ou, du moins, de ne pas totalement disparaître avec elle. Les trois recueils majeurs sont ici les Textes des pyramides, les Textes des sarcophages, le Livre des morts. Un ensemble spécial est formé par cinq ouvrages, connus à partir de la XVIIIe dynastie (vers 1551-1306 av. J.-C.) et qui décrivent l'itinéraire du Soleil pendant sa course nocturne et diurne à travers les régions mythologiques : l'Amdouat, le Livre des portes, le Livre du jour et de la nuit, le Livre des cavernes, le Livre d'Aker. La littérature funéraire s'enrichit sans cesse en « détournant » les textes de la religion « séculière » : ainsi, des rituels du culte divin, comme celui d'Osiris à Abydos, ou le Rituel de la fête de la vallée, propre au culte d'Amon de Karnak, sont copiés sur des papyrus et placés sur la momie, afin que leur vertu bénéficie au défunt.

« Belles-lettres »

On regroupe sous ce terme les œuvres qui ne correspondent pas à une fonction sociale définie, même si la frontière entre ce groupe et les textes « utilitaires » n'est pas infranchissable. Certains textes répondant à l'origine à une fonction précise ont été parfois jugés par les Égyptiens eux-mêmes dignes de passer dans la littérature appréciée pour sa forme : ainsi la Bataille de Qadesh. Cependant, l'opposition entre les « belles-lettres » et le reste de la production écrite ne se réduit pas à une élaboration esthétique. Car les procédés stylistiques – parallélismes, chiasmes et antithèses, anaphores, paronomases et allitérations, structurations prosodiques, structuration des idées (caractérisée par l'expression du même fait sous deux ou trois formes différentes en parallèle : couplet ou triplet) – marquent aussi bien les œuvres « littéraires » que d'autres qui ressortissent à la littérature religieuse ou à la littérature monarchique. Autrement dit, les œuvres « littéraires » se définissent moins par la présence d'un travail stylistique que par le fait qu'elles ne s'épuisent pas dans une fonction déterminée à l'intérieur de la société égyptienne, si ce n'est celle du plaisir du texte. Les classiques, dont on sait qu'il exista d'innombrables variantes dues à l'importance de la transmission orale, ne sont pourtant désormais connus qu'à travers une, parfois deux, recensions écrites systématiquement établies et normalisées. Cela tient tout à la fois à l'émergence d'une conscience philologique, à l'existence de bibliothèques faisant place aux œuvres proprement « littéraires », et enfin au fait que ces œuvres constituaient le fondement de l'éducation ; les jeunes gens copiaient, paragraphe par paragraphe, puis apprenaient par cœur les fleurons des belles-lettres. Bien que pour la majorité des œuvres égyptiennes demeure anonyme ou pseudépigraphe, les Égyptiens conservaient pieusement le souvenir des auteurs du passé au point de dresser en leur honneur des monuments commémoratifs. Plus encore, ils développèrent, au Nouvel Empire, une idéologie de l'art littéraire selon laquelle les belles-lettres constituent le plus sûr moyen de survivre. On répartit habituellement les belles-lettres en quatre genres majeurs : sagesses, poésie, littérature d'idées, genre narratif.

   Les sagesses furent particulièrement en faveur dans la civilisation pharaonique ; elles s'étendent de la IIIe dynastie (vers 2600 av. J.-C.) au IIIe s. de notre ère (date de la plus récente copie démotique d'un texte sapiential dont l'original peut être, toutefois, bien antérieur). Elles proposaient un enseignement moral, le plus souvent sous la forme de conseils d'un père à son fils, ou d'un ministre à un disciple, dans une tonalité souvent proche des Proverbes bibliques.

   La poésie, en tant que genre autonome, est représentée au Moyen Empire (vers 2000 av. J.-C.) par l'Hymne au Nil : bien qu'empruntant une forme de la liturgie, cette œuvre, composée par le scribe Khéty, auteur de l'Enseignement d'Amménémès Ier et de la Satire des métiers, devint un classique que les étudiants copiaient et apprenaient ; elle chante les vertus de l'inondation dont dépend la vie de toute créature, le mystère d'une divinité dont l'essence demeure inaccessible quand ses manifestations sont si visibles, et, enfin, le statut que lui fait la société égyptienne. Au Nouvel Empire (à partir du XVIe s. av. J.-C.) fleurit la poésie amoureuse, dont plusieurs recueils nous sont parvenus (Chants plaisants et joyeux de ta sœur quand elle revient des champs ; Chants de la grande joie du cœur ; Douces Paroles ; Chants de plaisir). Certains d'entre eux possèdent une structure formelle très élaborée. Tous ont la forme d'un monologue dans lequel l'amant ou l'amante exprime tour à tour les désirs, les inquiétudes qui l'assaillent et chante les charmes de l'autre. Blasons du corps féminin, prosopopées des plantes et des objets, rhétorique sublimant l'intimité de la belle, transfiguration du cadre qui l'entoure constituent la topique de cette poésie assez sophistiquée.

   La littérature d'idées, qui se définit par la prédominance d'une intention démonstrative ou polémique, se manifeste sous des formes diverses : dialogue, comme le Désespéré (Moyen Empire), qui oppose un homme et son ba, c'est-à-dire la partie de sa personnalité qui porte les capacités de survie, sur l'attitude face à la vie et la mort ; monologue, comme les Lamentations de Khâkheperrêseneb (Moyen Empire) où un prêtre d'Héliopolis déplore l'inversion systématique des valeurs ; conte, comme le Paysan plaideur (Moyen Empire), dans lequel un paysan présente sa requête de manière si éloquente que le roi fait traîner le cours de la justice afin que le plaideur soit contraint de déployer tout son talent oratoire ; prophétie, comme dans la Prophétie de Néferty (Moyen Empire), où un voyant décrit les désordres à venir, auxquels mettra terme un sauveur ; sagesse, comme la Satire des métiers (Moyen Empire), description poussée au noir de toutes les professions pour mieux faire ressortir les avantages de celle de scribe.

   Le genre narratif a été abondamment cultivé dans l'Égypte ancienne. On y a répertorié beaucoup de « motifs » connus par ailleurs dans le folklore, les contes et les légendes d'autres civilisations. Si certaines de ces coïncidences relèvent simplement de la polygenèse, d'autres tiennent sans conteste à la diffusion de la culture pharaonique hors de la vallée du Nil ; ainsi, l'Égypte constitue avec l'Inde et le monde arabe l'un des berceaux de la fable. Certains de ces récits ne sont que des mythes « dégradés » en contes, l'action se déroulant dans un monde de divinités : ainsi, les Aventures d'Horus et de Seth et la Légende d'Astarté et du dieu de la Mer (Nouvel Empire). D'autres récits, quoique imprégnés de merveilleux, font subir aux thèmes et aux anecdotes mythologiques une transposition plus ou moins élaborée, mais qui les situe dans un monde humain : ainsi le Conte des deux frères, ou encore le Prince prédestiné (Nouvel Empire), dans lequel les sept Hathors, fées du destin, prédisent à l'enfant qui vient de naître qu'il mourra du chien, du serpent ou du crocodile : l'enfant grandit, obtient, à la suite d'un exploit, la main d'une princesse qui tente d'empêcher la réalisation de la prédiction. Un ensemble particulier est formé par les contes centrés sur les exploits de magiciens : ainsi les Contes du papyrus Westcar (Moyen Empire), les Exploits de Meryrê (Basse Époque), le Cycle de Setne Khâemouast (époque ptolémaïque et romaine). Dans un autre type de récit, le merveilleux surgit de manière calculée sur un fond « réaliste ». C'est le cas du Conte du Naufragé (un naufragé échoue sur une île de la mer Rouge où règne un serpent gigantesque qui lui fait bon accueil en le priant seulement de parler de lui à ses compatriotes quand il sera de retour en Égypte), du Revenant (l'esprit d'un haut fonctionnaire apparaît à un grand-prêtre d'Amon et lui demande de retrouver et de restaurer sa sépulture), ou encore du Pâtre qui vit une déesse (Moyen Empire). Le Cycle de Pédoubastis, transmis par des manuscrits de l'époque gréco-romaine, est constitué de six épisodes autonomes dont l'unité réside dans le récit d'exploits guerriers de héros animés par les décisions divines et la récurrence des mêmes personnages, Inaros et ses fils Pemou et Padikhonsou. La littérature égyptienne fait en outre bonne place à des récits où des personnages allégoriques (animaux, végétaux, parties du corps, abstractions) se comportent en êtres humains (Vérité et Mensonge, Procès de la tête et du corps : Nouvel Empire). L'Égypte a d'ailleurs produit de nombreuses fables. Certaines sont égrenées à l'intérieur d'un récit-cadre : le Mythe de l'œil solaire (époque romaine) rassemble ainsi, entre autres, le Lion et la Souris ; le Vautour et le Chat sauvage ; l'Oiseau de la vue et l'Oiseau de l'ouïe ; les Deux Chacals. D'autres, comme l'Hirondelle et la Mer, nous sont parvenues en version indépendante.

   Certains récits enfin sont des fictions greffées sur une situation historique, comme la Prise de Jaffa (Nouvel Empire), où une ruse de Djéhouty, général de Thoutmosis III, a pu inspirer Ali Baba et les Quarante Voleurs, la Querelle d'Apophis et de Seqenenrê (Nouvel Empire), les Déboires d'Ourma (Nouvel Empire), qui relate les errances d'un prêtre d'Héliopolis sous forme épistolaire, les Aventures d'Ounamon (XXIe dynastie), récit nostalgique d'un personnage envoyé sur la côte libanaise pour chercher le bois de pin nécessaire à la construction de la barque sacrée d'Amon, et surtout l'Histoire de Sinouhé, conte à base historique d'une composition soignée, d'un style sobre souvent poétique, qui est, aux yeux des modernes, l'ouvrage le plus représentatif de la littérature égyptienne.