Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
E

épopée (suite)

La chanson de geste médiévale

La chanson de geste est la forme épique du Moyen Âge. Le premier chef-d'œuvre du genre est la Chanson de Roland (vers 1190), qui, comme toute épopée, renvoie à un fait historique déjà ancien, en l'occurrence la défaite de Roncevaux (778). L'idéal proposé est celui de l'unité de la chrétienté avec son empereur, son archevêque, ses guerriers en face du monde musulman. Dans une image stylisée de ces héros s'incarnent les valeurs de la piété, la fidélité au suzerain, du dévouement aux amis, de la reconnaissance et du repentir des fautes commises. Plus tard, on regroupera les chansons de geste françaises en trois cycles : du Roi (Charlemagne), de Garin de Monglane (Guillaume et sa parenté), de Doon de Mayence (le reste). Mais au fur et à mesure que le roman se répand, les épopées perdent leur caractère propre : s'évadant dans la pure imagination, ou n'étant plus reçues comme « vraies », elles tendent elles aussi vers le roman. Les chansons de geste ne donneront naissance à aucune autre continuation littéraire au-delà du Moyen Âge.

   Parmi les très nombreuses épopées médiévales, il faut encore mentionner les chants épiques serbes, célébrant le prince Marko et la bataille de Kosovo, ou encore l'épopée du héros byzantin Digénis Akritas (Digénis, d'un double lignage, parce que né d'une Grecque et d'un Arabe, Akritas parce que gardien des frontières), très populaire dans l'Empire grec médiéval et chez les Slaves.

XVIe-XIXe siècles : redécouverte et déclin du modèle antique

Si le Roland furieux (1504-1532) de l'Arioste peut-être considéré comme l'ultime prolongement de la tradition épique médiévale, les « poèmes héroïques » que sont la Franciade de Ronsard (1572), les Lusiades de Camoëns (1572) et la Jérusalem délivrée du Tasse (1575) sont marqués par la redécouverte du modèle antique, en particulier de Virgile, dont les tenants (Boileau) s'opposent aux épopées à sujet chrétien comme Saint-Louis de Le Moyne (1653), Clovis de Desmarets (1654) ou encore la Pucelle de Châtelain (1656). Au siècle suivant, la Querelle des Anciens et des Modernes marque une nouvelle étape dans le rapport au modèle antique, Voltaire revendiquant, pour imposer sa Henriade (1728), la spécificité de chaque tradition nationale.

   La remise en question du modèle aristotélicien mène à une redéfinition de l'épopée. Sous l'influence de l'Écossais J. Macpherson, qui présente Fingal, an Ancient Epic Poem (1762) comme l'œuvre d'un barde primitif, Ossian, dont Hugh Blair fera peu après l'égal d'Homère, elle sera analysée comme la poésie inaugurale d'une nation. Cette conception trouve son aboutissement chez Hegel (Esthétique, 1819-1829), qui analyse l'épopée comme l'incarnation spontanée d'une civilisation.

De l'épopée à l'épique

L'épopée connaît aujourd'hui une acception plus large, définie comme récit d'actions de héros jugés exemplaires et représentatifs de l'idéal d'une communauté. Ce récit s'enracine dans des événements historiques ou estimés tels, plus ou moins éloignés dans le temps, ce qui autorise leurs auteurs à les styliser, à y introduire la présence de puissances supérieures (magiques, merveilleuses, fatales ou providentielles), de telle sorte que les auditeurs ou lecteurs acceptent, pour l'essentiel, ces récits comme vrais (ce qui exclut les romans et les contes).

   Les contours de l'épopée restent malgré tout incertains, et nombre d'œuvres ne vérifient que quelques uns seulement des traits constitutifs du genre. Il en va ainsi des récits à fondement et à héros « historiques », mais que la communauté n'a pas jugés assez représentatifs de son idéal (la Pharsale de Lucain). Parfois l'œuvre s'enracine dans l'histoire, mais sans héros bien dessiné elle n'a pas pu s'affirmer comme épopée (les Tragiques de d'Aubigné). Ou bien encore elle adopte le nom d'un héros épique qui fut l'idéal d'un temps bien déterminé, mais elle multiplie pour lui aventures fabuleuses et romanesques qui font fi de toute histoire (l'Orlando furioso, la Jérusalem délivrée, les épopées françaises des XVIe et XVIIe s.).

   Parallèlement à la redéfinition du genre au début du XIXe s., la production épique proprement dite tend d'ailleurs à disparaître. L'épique perd les contours d'un genre constitué pour devenir registre, ensemble de valeurs dans lequel peuvent s'inscrire aussi bien la poésie (Hugo, la Légende des siècles ; Leconte de Lisle, Poèmes barbares), le roman (Hugo, les Misérables) que le théâtre (Claudel, Brecht). Mériteraient presque autant la qualification d'épiques certains westerns américains, certains récits de science-fiction ou de l'heroic fantasy. Enfin, proches du héros épique seraient des personnages non « historiques » mais jugés si vrais qu'ils en sont devenus exemplaires : le prince André de Guerre et Paix, Aliocha des Frères Karamazov, dans des œuvres qui présentent un « souffle » épique.

   Lukács proposait de voir dans l'épopée le genre littéraire qui exprime l'accord primitif entre l'homme et le monde. Présente dans toutes les cultures, l'épopée correspondrait à un moment particulier : celui où l'« âge d'or » (c'est-à-dire d'un équilibre) vient de se terminer, où la conscience de cette fin affleure et où l'on croit pouvoir retenir et répéter le passé dans une poésie à la fois mnémotechnique et incantatoire. Lorsque cette espérance est morte, l'inspiration épique ne subsiste plus que sous une forme critique et parodique, dont une des expressions les plus achevées serait l'Ulysse de Joyce.

L'épopée indienne

L'élargissement de la notion d'épopée comme référence fondatrice d'une aire culturelle spécifique autorise son analyse du point de vue anthropologique. G. Dumézil (Mythe et épopée, 1968-1973) montre ainsi que les héros et les récits épiques du monde indo-européen sont souvent des projections (avatars ou transpositions) de divinités et de récits mythologiques. Comparant les diverses données relevant du monde indo-européen, Dumézil reconstitue un panthéon originel où dieux et déesses se répartissent au sein ou autour d'un système trifonctionnel pour montrer ensuite comment ces fonctions s'incarnent dans des personnages, mettant à jour une idéologie et une logique organisatrice sous-jacentes dans le poème.

   Le Mahabharata indien (IVe s. av.-IVe s. apr. J.-C.) présente un schéma trifonctionnel remontant à l'époque védique ou prévédique (IIe millénaire), où, schématiquement, les dieux se répartissent autour de trois fonctions : la souveraineté (1re fonction), la force et la guerre (2e fonction) et la fécondité (ou beauté et richesse, 3e fonction). Une déesse trivalente embrasse et domine les trois fonctions. Autour de ce système gravite un grand nombre d'autres dieux, qui auront également leurs équivalents épiques. Dans le Mahabharata, trois frères, Pandu, Dhrtarastra l'aveugle et Vidura incarnent en fait des dieux védiques – respectivement Varuna (un des aspects de la 1re fonction), Bhaga et Aryaman (tous deux incarnant deux aspects complémentaires de la 2e fonction). Pandu, à qui la procréation a été interdite, prie ses deux épouses de lui engendrer avec l'aide des dieux cinq fils (les Pandava) : Yudhisthira (Mitra, souveraineté juridique), Bhima (Vayu, la force brutale), Arjuna (Indra, la force intelligente et disciplinée), les jumeaux Nakula et Sahadeva (Asvin, 3e fonction). Pourtant l'action est humaine et l'histoire se présente comme celle d'une dynastie. Les Kaurava, fils de Dhrtarastra, réclament indûment la royauté qui doit échoir à Yudhisthira. Une guerre, demandée à Brahma par la Terre qui souffrait d'un surpeuplement, se prépare. À la suite d'une partie de dés truquée qu'a permis Dhrtarastra, Duryodhana, son fils, l'emporte. Les Pandava disparaissent pour treize ans. L'épreuve passée, ils réclament leur droit, en vain. Éclate alors une nouvelle guerre qui réunit les rois du monde entier, et qui s'achève par une conflagration. Ainsi le Mahabharata incarne « la transposition épique d'une crise mythologique » (Dumézil).

   Cependant cette épopée se présente et est perçue comme une geste de rois, comme le seront le Livre des rois iranien, l'Ynglingasaga de Snorri, la Geste des Danois de Saxo Grammaticus, l'épopée irlandaise, etc. Il y a ainsi épopée ou matière épique, non mythologie ou théogonie. Les Romains ont transposé (env. IVe-IIIe s. av. J.-C.) les théogonies et cosmogonies indo-européennes, comme le montre le Ab Urbe condita de Tite Live : on retrouve derrière les six premiers rois légendaires de Rome la tripartition de l'idéologie indo-européenne, mais il faut noter que ce récit, s'il présente une matière épique, n'est pas à proprement parler une épopée. G. Dumézil a appliqué la même logique aux épopées des Nartes (Ossètes), partiellement traduites sous le titre de Livre des Héros.

   L'Inde connaît une seconde épopée, très différente de la première, le Ramayana, de Valmiki, composée aux alentours de l'ère chrétienne. Elle narre l'histoire de Rama, qui entreprend une longue quête pour reprendre sa vertueuse épouse Sita enlevée par le démon Ravana. Elle est célèbre encore aujourd'hui dans toute l'Asie du Sud-Est, plus encore que le Mahabharata.