Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
G

Grande-Bretagne (suite)

Puritanisme et Restauration

Sans avoir jamais pénétré dans le champ littéraire, le puritanisme a gagné en modifiant l'horizon culturel de tous les créateurs. Sur cette définition de l'âme disgraciée s'élance le rêve combattant des puritains, merveilleusement pastoral et musical : l'égalité des âmes, dans le péché ou l'envol, justifiera l'égalité tout court. En 1642, les théâtres sont fermés. Austérité n'est pas tristesse, droiture n'est pas raideur : le puritanisme exalte nature et musique. Chez Milton ou chez Bunyan, le mythe fondateur est à la fois derrière (la naissance comme chute, le paradis perdu) et devant : l'homme est le bâtisseur d'un Dieu si pétri d'énergie que toute énergie est bonne, même celle de Satan, diamant de ténacité. La vision de tous les créateurs anglais sera marquée par cette fusion de la nostalgie et du désir : l'épreuve du désespoir dit la qualité des âmes et des liens ; la solitude est le lieu de la raison, harmonie reconquise et non pas retrouvée. L'histoire de la littérature anglaise sera désormais celle d'un désir de plénitude individuelle dont l'histoire et la société ne doivent être que l'instrument.

   La Restauration de 1660, parodie libertine de Versailles où de nombreux exilés avaient attendu leur heure, a ses chantres serviles et sa littérature officielle (Dryden). La littérature d'idées célèbre l'art du compromis, baptisé raison, et la « religion naturelle » : le dieu désincarné des savants justifie un dynamisme sans péché. La comédie dite « de mœurs » sert de miroir raffiné à la veulerie dominante (Congreve). La poésie puis la prose, héroï-comiques, désignent toute grandeur comme boursouflure et ridiculisent le désir d'épopée. Contre l'« enthousiasme » et contre l'idéal chevaleresque surgit ainsi le quotidien. Le « réalisme », c'est d'abord la morale congédiée. Le mépris s'universalise. L'indifférence au sens engendre l'indifférence aux autres (Swift). Le roman gagne en ampleur (Defoe, Fielding, Richardson). La poésie fait retraite, chuchotant les douceurs de la nuit (Cowper). Le désordre actif du criminel cède le pas à l'anormalité de qui refuse le jeu, tandis que s'ébauche la quête de nouveaux fétiches que l'imaginaire social va contraindre à la « pureté ». L'aristocratie affronte le spectre « gothique » d'une grandeur renoncée (Walpole). Les courants ésotériques rêvent lumière et fraternité. La ferveur religieuse gagne à nouveau les couches populaires. La vraie vie est aux portes : dans l'exotisme, l'ésotérisme ou l'érotisme (Beckford, Lewis). Les écrivains louent la barbarie tandis que couve, aux Amériques, puis en France, l'événement. L'Angleterre, qui avait tant fait pour oublier qu'elle avait, au cours de la première révolution européenne, coupé la tête à son roi, reconnaît avec fascination la marche vers la Terreur. L'Histoire réelle cristallise la rupture tant attendue. Le sublime tant célébré comme valeur esthétique déferle sur l'Europe.

L'âge de la poésie

Portés par les noces de pitié et de colère vers l'insurrection de la fraternité, les romantiques de la première génération (Blake, Wordsworth, Coleridge) comme de la seconde (Shelley, Byron, Keats) butent sur le désenchantement. Issu du deuil de la Révolution, le romantisme est un stoïcisme utopique. Le poète gardien des braises, grâce à trois grandes images mythiques, toujours vivantes, va revitaliser l'imagination : déracinement, puissance folle et vitalité perverse, libération intérieure. L'imagination prophétique veut éclairer les choix de civilisation. Confiants dans la « vigilante angoisse de l'âme », ils saluent l'émergence de la joie mystérieusement nourrie dans l'ombre par le « grand principe de plaisir ». Contre la résignation et le rêve creux d'une libération héroïque ou solaire (rêve que partage le romantisme allemand), procédant à l'intériorisation du sublime, ils lancent le défi des vulnérables.

Le roman de l'individu

Contre le romantisme (mais à l'intérieur des cadres de pensée qu'il a fixés), la prose va décrire les voies de la soumission et l'inexplicable ténacité du rêve d'insoumission (Scott, Dickens, Thackeray, G. Eliot). Le roman dira désormais les frustrations de l'individu qui se sent « des droits ». La réalité est piège ; la vie, enlisement. Ainsi se poursuit la laïcisation des images d'enfer (misère urbaine) et de paradis (chaleur du foyer ou relations privilégiées). Le bonheur s'est substitué à la grâce. L'authenticité fait figure d'illumination : un instant de parole vraie vaut tous les sacrifices. Le réalisme, sous-produit de l'imagination héroïque, s'oriente vers le tragique du quotidien, la saga des âmes flouées. Si le roman se poétise, la poésie s'arrache au lyrisme pour assimiler l'imagination romanesque (Browning). Sages, romanciers et poètes tentent ainsi de saper la suffisance victorienne qui voile de décence et de charité la lutte pour la vie : l'échec est le signe de la grandeur. Refusant de chasser les boucs émissaires et d'abandonner les laissés-pour-compte du progrès, les écrivains maintiennent de plus en plus difficilement un optimisme de façade craquelé par l'angoisse « irrationnelle » de ceux qui ne s'accordent pas le droit à l'indifférence. L'âme est menacée de dévoration ou d'insignifiance dans un monde de convenances (Lewis Carroll). La « normalité » paraît inquiétante. On rêve d'une autre loi, celle d'Éros. Derrière la comédie du mérite, l'insatisfaction gagne. Le fantastique va prendre son essor : il est l'envers de la civilité. Aventures (Stevenson, Conrad, Kipling) et science-fiction (H.G. Wells) permettent de fuir une réalité morose que certains dépeignent avec un pessimisme extrême (Hardy), alors que les décadents la fuient dans l'esthétisme (Wilde, Swinburne).

   La littérature, après avoir pleuré l'échec des réformes, s'interroge sur la mutation du désir auquel le « réel » fait obstacle. Le refus simultané des utopies et du pessimisme engendre la misogynie et le culte de la douleur. Certes, dans la littérature de consommation courante, l'héroïsation et la fétichisation de la femme et de la propriété, symboles conjugués du succès, se poursuivent. Mais « l'atelier du monde » a perdu tout contact avec le mythe prométhéen et chez les créateurs renaît le désir d'initiation. Malgré l'essor du mouvement ouvrier, il n'y aura ni auteur ouvrier ni ouvrier dans la littérature anglaise. En Irlande, le rêve renaît d'une fusion du nationalisme, du lyrisme et de l'hermétisme : on y exalte l'aristocratie naturelle d'un peuple que l'Histoire n'a pas amputé de ses racines (Yeats, Synge). Le goût des situations extrêmes d'où surgit la liberté restitue aussitôt leur aura à la nature et à la femme. Corruption de l'Occident par ses propres conquêtes, faillite secrète du rationalisme et des rêves de maîtrise : de l'irrationnel jaillit le refus des bonheurs de confection ; c'est l'inconscient qui va incarner tous les ailleurs.

   L'esthétisme postromantique et la subversion par le plaisir changent alors de nature. C'est l'ère des grands mythes privés (Joyce, T.S. Eliot, D.H. Lawrence). Les indécis, las de porter seuls le fardeau de l'autonomie créatrice, se laisseront tenter par les élans historiques qui sillonnent le « long week-end » de l'entre-deux-guerres (Yeats, Pound, W. Lewis, Auden). Surréalisme, modernisme, fascisme ou antifascisme prétendent restaurer un mythe collectif. Mais, tandis que le roman « classique » poursuit l'investigation dont est née la sociologie (Bennett, Maugham), d'autres redisent l'inévitabilité du cauchemar (Orwell, Huxley). En marge de l'intelligentsia libérale, certains (Forster, Virginia Woolf) poursuivent, le cœur et l'intelligence à vif, la quête d'une invivable authenticité. Le culte du « mot juste » débouche ainsi sur la recherche de l'instant parfait : la tour d'ivoire se révèle miroir collectif. Les plus tenaces attendront que le monde vienne se reconnaître dans leur « schizophrénie ». La critique de la civilisation par les âmes blessées s'enrichit. Ainsi le XXe s. procède-t-il à l'approfondissement et à la démocratisation du subjectif. La conscience est un flux, dont tous les niveaux se valent, où le moi ne peut ni se réaliser, ni se quitter. L'âme engloutie, inaudible et inouïe, pathétique ou dérisoire dans chacune de ses « apparitions », découvre le tragique de l'insignifiance qui préserve les écrivains des tentations rhétoriques de la conscience sociale ou du scientisme freudien parti à la conquête des deux « continents noirs »  : le féminin et l'inconscient. Le respect du mystère situe l'essentiel loin de ce désir de clarté : c'est la capacité d'abandon qui manque, et l'instinct. Le réel menace le désir ? Mais non : c'est le désir qui fait défaut.