Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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Belgique (suite)

L'indépendance

En 1830, le jeune royaume de Belgique naît en pleine effervescence romantique et ses écrivains se mettent tout naturellement à l'écoute des grandes voix du mouvement (Hugo, Lamartine, Byron, Scott, Goethe, Heine). La constitution d'une littérature « nationale » correspond d'ailleurs au vœu des dirigeants politiques, qui y voient un facteur de cohésion, une affirmation d'existence de cette entité belge reconnue du bout des lèvres par l'Europe d'alors. Le passé, désormais national, est la principale source d'inspiration d'innombrables romans et drames historiques avec H. Moke, J. de Saint-Genois, P. Lesbroussart, J.-B. Coomans, F. Bogaert.

   En affinant les techniques du récit, le réalisme avait mis au point une forme romanesque particulièrement apte à véhiculer l'idéologie bourgeoise : ainsi des romans de L. Hymans, É. Greyson, É. Leclercq, C. Gravière. Sous prétexte d'« observation de mœurs », ces romanciers se muent en sévères moralisateurs et en censeurs s'ils se mêlent de critique. Cette période voit pourtant naître une œuvre majeure, la Légende d'Uylenspiegel (1867), épopée populaire de Charles De Coster : truculence verbale et liberté de ton désarçonnent la critique, qui en méconnaît la véritable dimension.

   Du bilan poétique des cinquante premières années du royaume émergent quelques personnalités : T. Weustenraad célèbre les effets matériels et sociaux de l'industrie ; E. Dubois, poète maudit, rappelle souvent Musset ; les recherches de A. Van Hasselt sur la musicalité du vers attireront l'attention de Verlaine. Et le pessimisme mystique de O. Pirmez annonce celui des décadents et de symbolistes.

   L'activité artistique s'accélère dans les années 1870 : revues et journaux littéraires se multiplient, et les éditeurs belges se chargent d'imprimer un assez grand nombre de naturalistes français. La nouvelle génération défend, pêle-mêle, Courbet, Wagner, Baudelaire, Flaubert, Gautier et Zola. À sa tête, Camille Lemonnier inaugure un réalisme d'observation qui mêle envolée lyrique, écriture artiste et crudité naturaliste. Georges Eekhoud s'inscrit dans la foulée de Lemonnier, mais il est fasciné davantage par les marginaux de la société industrialisée.

Le « mouvement de 1880 »

L'éclosion concomitante de plusieurs revues littéraires marque le réveil des lettres belges. C'est d'abord la Jeune Belgique, fondée en 1881 par Max Waller. Elle regroupe les écrivains voulant libérer l'art de toute préoccupation morale et sociale,  jouant un rôle capital dans le renouveau littéraire belge des années 1880. Waller, A. Giraud et I. Gilkin s'y réclament du Parnasse pour la forme, mais Baudelaire est leur véritable maître. Également favorable en partie au naturalisme, cette première équipe tente surtout de faire éclore une littérature originale et autonome. Elle publie en 1887 un Parnasse de la Jeune Belgique. Le dernier numéro paraît en 1897. L'esprit de la Jeune Belgique se retrouve alors dans de multiples publications, plus ou moins éphémères : Durandal (1894-1914), la Revue indépendante (1898-1899), le Visage de la vie (1908-1911), le Masque (1910-1914).

   La seconde revue-clé est l'Art moderne, fondée la même année par E. Picard et O. Maus. Elle défend la nécessité d'une littérature engagée et authentiquement nationale, Picard rêvant de voir la littérature s'orienter vers l'« âme belge » et l'« art social » ; cela n'empêche pas la revue de s'ouvrir peu à peu à toutes les formes d'expression, réservant même un meilleur accueil au symbolisme que sa consœur, inquiète des libertés prises avec le vers par les tenants de la nouvelle école ; elle prend, dès 1887, grâce à Verhaeren, le parti de Mallarmé. Elle montrera toujours une grande indépendance interne, restant, avec sa consoeur, l'organe le plus important de ce renouveau littéraire.

   De son côté, F. Brouez fonde en 1884 la Société Nouvelle, visant à promouvoir en Belgique un « mouvement vers les études sociales » ; cette revue va elle aussi tenir une place de choix dans ces années de renaissance culturelle. Elle cessera de paraître en 1914. Enfin A. Mockel fonde la Wallonie à Liège, en 1886. Cette revue, faisant suite à la Basoche, est d'emblée un bastion du symbolisme ouvert à tous les jeunes poètes : Mallarmé, Verlaine, Gide, Retté, Viélé-Griffin, Bourget, Merrill, Quillard, Verhaeren, Maeterlinck, Rodenbach, Elskamp, Van Lerberghe...

   Dans cet incomparable climat d'effervescence littéraire et artistique, un groupe de jeunes Flamands va se distinguer : Georges Rodenbach, nostalgique poète des vies encloses et des villes mortes (Bruges-la-Morte, 1892) ; Émile Verhaeren, qui déploie une puissance lyrique visionnaire dont les images violentes s'inscrivent dans la tradition des Bosch et des Bruegel (les Soirs, 1887 ; les Flambeaux noirs, 1891) ; Maurice Maeterlinck qui, après avoir signé en 1889 l'un des recueils les plus caractéristiques de sa génération (Serres chaudes, 1889), donne au théâtre symboliste droit de cité grâce à sa Princesse Maleine et à Pelléas et Mélisande (1892) ; Max Elskamp, poète de l'« enfantin missel de la Passion selon la vie » qui réinvente une « ville-extase » peuplée d'enfants, d'artisans, de bateaux et de vierges ; Charles Van Lerberghe, dont les Entrevisions (1898) et la Chanson d'Ève (1904) disent la fascination pour un univers voué à l'illusion, mais constituant le seul monde possible pour l'homme.

De l'enracinement au réalisme fantastique

Réalisme et naturalisme français ont suscité à la fin du XIXe s. une riche lignée de romanciers et de conteurs régionalistes, flamands et wallons, s'attachant à enraciner la matière romanesque dans leur terroir, tout en interprétant, chacun à sa manière, les mots d'ordre des maîtres français. Si Lemonnier, qui domine le roman jusqu'en 1914, évolue vers un panthéisme franciscain en accord avec le « naturisme » de son époque, si Georges Eekhoud traduit ses déchirements personnels dans Escal-Vigor (1899), c'est la Campine désolée et mystique qui attire Georges Virrès, la Hesbaye qui inspire l'art sobre, voire impersonnel, d'Hubert Krains (le Pain noir, 1904).

   Le régionalisme, d'abord expression d'une contestation sociale et symbole d'une rupture esthétique, devient simple réservoir à thèmes d'observation et apparaît sous cette forme comme marque distinctive d'une grande partie de la production romanesque jusqu'à nos jours : on le reconnaît ainsi chez Jean Tousseul, dont le roman-fleuve des Clarambaux (1927-1936) allie, dans un utopisme souriant, l'humanitarisme tolstoïen et le pacifisme de Romain Rolland, ou chez Marie Gevers qui transmue son attention à la nature et aux traditions populaires de sa région anversoise en secret de sagesse et de bonheur.

   Peu à peu, cependant, l'analyse psychologique prime sur les servitudes régionalistes. André Baillon se livre à une confession personnelle, mi-journal intime, mi-roman russe (Délires, 1927). Avec Charles Plisnier, le roman se voue à la fresque sociale, chaque œuvre thématisant un conflit particulier de la quotidienneté moderne : malentendu sexuel (Mariages, 1936), solitude humaine (Meurtres, 1939-1941), condition féminine (Mères, 1946-1948). Le Gantois Franz Hellens reconnaît le territoire des Réalités fantastiques (1923), comme Jean de Boschère (Satan l'Obscur, 1933) ou Robert Poulet (Handji, 1933). Le Flamand Jean Ray (Malpertuis, 1955) et l'Ardennais Thomas Owen (la Cave aux crapauds, 1945) prouvent la vitalité d'une tradition onirique remontant aux grands peintres flamands. Quant à Georges Simenon, il invente sa propre dimension littéraire et sait l'imposer au monde pour devenir, après Maeterlinck, le plus célèbre des écrivains belges : parti du roman populaire sur lequel il greffe un roman policier « psychologique », il crée dans son œuvre sérielle le « multiple » romanesque.

   Le roman contemporain offre une diversité qui rend compte à la fois de la richesse d'une production et des multiples mutations de l'esthétique romanesque : analyse psychologique dépouillée jusqu'à l'ascèse avec Maud Frère (les Jumeaux millénaires, 1962) ; exploration têtue du réalisme traditionnel avec Daniel Gillès (Brouillards de Bruges, 1962), tandis que Pierre Mertens part surtout à la découverte du langage (les Bons Offices, 1974 ; Perdre, 1984). Le régionalisme s'est effacé, mais l'enracinement – ou sa nostalgie – n'a pas disparu  pour autant : celui, gaumais, des Hameaux (1978) d'Hubert Juin ; celui, anversois, du Rempart des béguines, premier roman de F. Mallet-Joris ; ou celui, liégeois, des débuts de Conrad Detrez (Ludo, 1974). Ces écrivains, on l'observera, ne se sont imposés qu'à Paris, ainsi d'ailleurs que Marcel Moreau dont la prose torrentielle fait craquer de toutes parts les frontières du roman (Quintes, 1962 ; Moreaumachie, 1982). Le bonheur d'être de quelque part et de le dire n'est d'ailleurs pas sans effet sur l'efficacité du style des Vêpres buissonnières (1974) de Jean Mergeai, de Julienne et la Rivière (1977) de Jean-Pierre Otte, de Plein la vue (1981) de Paul Emond, tandis que Eugène Savitzkaya (la Disparition de maman, 1982), Jean-Pierre Verheggen (Ninietzsche peau de chien, 1983), Francis Dannemark (les Eaux territoriales, 1984) s'attachent à définir un nouvel espace du récit.