Musset (Alfred de) (suite)
La passion romantique
C'est à un dîner de la revue que Musset rencontre Sand. L'amitié littéraire se change vite en liaison amoureuse orageuse, qui durera de 1834 à 1835 et était destinée à devenir une forme de mythe sans cesse convoqué comme exemple de passion romantique, autant sinon plus que les grandes amours impossibles peintes par les romans de Balzac, Stendhal, voire Sand elle-même. Elle correspond, de fait, pour Musset à un moment d'intense production : « théâtrale » avec Fantasio, On ne badine pas avec l'amour, Lorenzaccio (1834) et le Chandelier (1835), critique avec le Salon de 36 et poétique avec le célèbre cycle des Nuits, de mai (juin 1835), de décembre (décembre 1835), d'août (1836) et d'octobre (1837). Moins que la chronique sentimentale qu'on a longtemps surtout voulu y lire, les Nuits constituent une étape essentielle de l'évolution d'une poésie moderne qui use de la nuit, de son atmosphère à la fois magique et solennelle, pour poser la question du lyrisme et de la possibilité, dans une époque désenchantée, d'inventer une poétique susceptible de se nourrir de l'expérience dramatique des ténèbres, de la solitude et du questionnement égotiste. Ainsi, dans la Nuit de mai, la Muse tout droit venue de la tradition s'adresse-t-elle au poète et l'engage-t-elle à écrire, à « prendre son luth » parce qu'il n'a pas le droit de se taire, de garder pour lui tout ce qu'il ressent. Comme le pélican, « partageant à ses fils ses entrailles de père » avant de pousser son cri sauvage, il devra chanter ses souffrances et ses peines, ce dont il s'avoue finalement incapable. Dans la Nuit de décembre, Musset s'essaie à la création d'une atmosphère fantastique : est évoqué un double, spectre inquiétant qui ressemble au moi comme un frère, revient à toutes les époques de sa vie et l'accompagne en tous lieux, « pauvre enfant vêtu de noir » qui s'avoue comme la Solitude, dernier refuge du poète. Dernière étape de ce parcours tant introspectif que moderniste, la Nuit d'octobre voit logiquement la Muse enseigner au poète à ne pas « détester un mal qui l'a rendu meilleur ».
Dans le même temps mais cette fois en prose, la Confession d'un enfant du siècle (1835-1836) transpose également l'itinéraire personnel en aventure d'une génération : la jeunesse d'après l'Empire est minée par un « sentiment de malaise inexprimable », par le « mal du siècle », formule vouée, comme le « spleen » de Baudelaire, à expliquer un peu vite les caractéristiques esthétiques essentielles du romantisme français. La souffrance amoureuse est donnée comme la conséquence de l'orphelinat moral de ceux qui, venus au monde après la Révolution, entrèrent dans le monde nouveau de la politique, de l'argent, et de la mort de toutes les valeurs, et sont ainsi condamnés au désespoir. Désaveu idéologique qui trouve son pendant esthétique dans les satires que constituent les Lettres de Dupuis et Cotonet (1836-37), où sont jugées avec ironie les modes littéraires du temps et qui marquent de fait la fin de la grande période créatrice de Musset.
Gagnées par une mièvrerie qui les condamnera à l'oubli, les œuvres continuent certes à s'accumuler mais sans grand enjeu et ne rencontrent plus qu'un accueil poli. Les pièces de théâtre semblent user avec trop d'application de recettes tirées des grandes réussites précédentes : Il ne faut jurer de rien (1836), Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée (1845), On ne saurait penser à tout (1849), Carmosine (1850), Bettine (1851). Les contes et nouvelles, publiés dans la Revue des Deux Mondes, au style sans grand relief échappent rarement aux clichés, notamment les Deux Maîtresses (1837), Histoire d'un merle blanc (1842), Mimi Pinson (1845). Quant à sa production poétique, elle ne manque certes pas d'esprit mais, dans sa tentative de renouer avec un certain classicisme, sombre le plus souvent dans la fadeur, voire l'insignifiance : Une soirée perdue (1840), Souvenir (1841), le Rhin allemand (1841), Sur la paresse (1842), Sur trois marches de marbre rose (1849). Élu à l'Académie française en 1852, Musset finira par se contenter de rééditer ses poésies (Premières Poésies, Poésies nouvelles, 1852) et son théâtre (1854).
Des thèmes contradictoires
Octave et Cœlio : on oppose souvent les deux Musset, symbolisés par ces deux personnages des Caprices de Marianne, le libertin et l'amoureux sincère. Au-delà même de l'auteur et de son légendaire tempérament, il faut reconnaître que l'œuvre aussi est double, tantôt grave et émouvante, tantôt gaie et spirituelle. Car Musset n'est pas que le poète des Nuits, c'est aussi celui des comédies ou des Lettres de Dupuis et Cotonet. Musset s'amuse infiniment à mélanger les genres, et dans son théâtre plus qu'ailleurs. Les silhouettes grotesques ou ridicules n'y manquent pas, et notamment les maris jaloux (« il y a autour de ma maison une odeur d'amants ; personne ne passe naturellement devant ma porte ; il y pleut des guitares et des entremetteuses »). Parallèlement, Musset exalte l'imagination et ceux qui en ont : les bouffons, vrais ou faux, les plaisantins qui aiment « prendre la taille aux filles, tirer les bourgeois par la queue et casser les lanternes », ceux qui sont sans état, sans profession, mais qui ont pour eux la grâce et l'humour, Fantasio le fantasque, par exemple, rêvant de mourir d'une indigestion de fraises dans les bras de sa bien-aimée. On ne définit pas la fantaisie : elle est toujours fuyante, surprenante et c'est ce qui fait son charme. Elle procède par sauts et gambades : dialogues de jeunes gens un peu gris, coq-à-l'âne, images farfelues, cours d'opérette, Italie de carnaval. Cette poésie cherche souvent à donner l'illusion d'avoir été improvisée. Le livre est voulu comme « un ami qu'on aborde, avec lequel on cause » (Namouna), et dans ce dialogue ouvert il ne s'agit pas d'imposer une thèse trop visible mais d'établir avec celui qui le lit ou qui l'écoute une sorte de complicité, un jeu subtil. Telle est la face apparemment heureuse du monde de Musset. Mais il en existe une autre, plus obscure et qui fait de cet humour comme la politesse d'un désespoir. Souvent, la fantaisie devient grinçante, et la joie tourne au malaise lorsque le poète par exemple voit venir au-devant de lui un double inquiétant, « un pauvre enfant vêtu de noir » qui lui ressemble comme un frère (la Nuit de décembre) ou que Lorenzaccio se voit pris au piège de son propre rôle : « Le vice a été pour moi un vêtement, maintenant il est collé à ma peau. Je suis vraiment un ruffian, et quand je plaisante sur mes pareils, je me sens sérieux comme la Mort au milieu de ma gaieté. » Mais la souffrance est proclamée justifiée dès lors qu'un chant l'exprime : « Les plus désespérés sont les chants les plus beaux » (la Nuit de mai) ; le pélican, « ivre de volupté, de tendresse et d'horreur », meurt et donne la vie en transformant l'instabilité en harmonie et l'angoisse en œuvre d'art.
Si le caractère un peu simpliste d'une telle méthode poétique et l'image un peu facile de l'amant passionné et mélancolique en quête plus de lui-même que de l'autre peuvent prêter aujourd'hui à sourire, force est de constater que le théâtre de Musset garde une impressionnante présence, et ce notamment grâce aux deux chefs-d'œuvre incontestables que sont On ne badine pas avec l'amour et Lorenzaccio, publiés la même année (1834) et mis en scène et joués depuis, sans discontinuer, par les plus grands. Le premier est un « proverbe », commencé en vers et finalement écrit en prose, qu'on a souvent présenté comme une mise en scène ironique de la liaison avec Sand, les derniers mots de Perdican à la scène V de l'acte II reprenant par exemple un passage d'une lettre de l'auteure. Camille, pervertie par le couvent et les idées fausses qu'on lui a mises dans la tête à propos de l'amour et du mariage, provoque, par ses hésitations la mort de Rosette, une paysanne que Perdican prétendait épouser d'abord par défi puis par pitié, ce qui entraîne la séparation inéluctable d'un couple que tout semblait pourtant conspirer à réunir. Finesse des mots d'esprit, subtilité des constructions psychologiques pleine de savantes autant que touchantes ambiguïtés, élégance des enchaînements comme des retournements, équilibre parfait du grotesque et d'un sublime qui échappe à toute grandiloquence expliquent le succès jamais démenti d'une œuvre magistrale.
Quant à Lorenzaccio, c'est sans conteste le plus grand drame romantique français, le seul peut-être à réussir à rivaliser avec l'écrasant modèle shakespearien. C'est seulement en 1896 que Sarah Bernhardt incarnera pour la première fois le héros de cette pièce en cinq actes et en prose, longtemps réputée injouable, avant les grandes mises en scène modernes, notamment celle de Jean Vilar avec Gérard Philipe. Lorenzo, dit Lorenzaccio, âme damnée du tyran Alexandre de Médicis, « petit corps maigre », lâche, ressemble à un « lendemain d'orgie ambulant » et sert bien son maître, dans ses plaisirs comme dans ses manœuvres politiques. Face à ce couple ambigu, les Strozzi sont l'espoir de Florence et rassemblent l'opposition républicaine et les bannis. Lorenzo qui s'est en fait insinué auprès du duc dans le seul but de l'assassiner ne ramènera pas ainsi la liberté : Côme de Médicis remplace Alexandre et Lorenzo, dont la tête a été mise à prix, est assassiné à son tour. La démonstration politique est claire : l'acte individuel ne résout rien, la vertu compte peu face à l'efficacité des puissances réelles comme l'Église ou les rois. Mais Lorenzaccio l'avait prévu et, s'il a commis ce « meurtre inutile », c'est par fidélité au jeune homme vertueux qu'il était, à celui qui a disparu sous le masque qu'il s'est choisi. Drame historique et politique, Lorenzaccio est aussi et surtout le drame d'un individu, d'une conscience : Lorenzo voulait donner un sens à sa vie, il en comprend finalement l'absurdité. D'un pessimisme radical, tissée de métaphores éclatantes et d'incroyables changements de rythme et de ton, la pièce, éblouissante de maîtrise de bout en bout, reste une des manifestations les plus incandescentes du romantisme français.