Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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France (XXe siècle) (suite)

Le théâtre

L'entre-deux-guerres

Parce qu'il est avant tout une pratique sociale soumise depuis le XIXe siècle aux lois du marché, le théâtre a été longtemps confisqué par la bourgeoisie. Tandis que les autres arts, roman, poésie, peinture, sont dès les années 1920 profondément travaillés par la modernité, le théâtre reste gobalement conservateur jusque dans les années 1950. Onéreux et mondain, il s'attache inlassablement à représenter la bourgeoisie et ses préoccupations sociales, morales et familiales. Les auteurs à succès, vedettes d'une société en quête de divertissement, s'inscrivent dans la tradition dramatique des Scribe et Dumas-fils du XIXe siècle. Dramaturges à thèse, volontiers moralisateurs (Henry Bernstein), ou vaudevillistes champions du « théâtre d'alcôve » (Sacha Guitry), ils obtiennent les faveurs du public en respectant scrupuleusement les « ficelles » établies par leurs prédécesseurs : la « pièce bien faite » se caractérise ainsi par une habileté générale de l'intrigue, elle contient les « scènes à faire » attendues du public et n'oublie pas de proposer ses « mots d'auteur ».

   Pourtant un espace de contestation s'était ouvert dès la fin du XIXe siècle, avec le « carrefour naturalo-symboliste ». Les metteurs en scène André Antoine et Aurélien Lugné-Poe, en réaction à la dégradation du théâtre, s'étaient attachés à penser la naissance d'un « théâtre d'art ». Leur filiation directe est mineure : le Théâtre ésotérique de Berthe d'Yd et Paul Castan, dans les années 1920, n'a pas un grand retentissement ; le Laboratoire Art et Action d'Édouard Autant et Louise Lara, dans la même décennie, est un espace d'expérimentation ouvert aux avant-gardes mais coupé du public. Il faut dire que le théâtre occupe une place problématique dans les avant-gardes : après la période des Ballets russes, qui avait donné naissance à la remarquable collaboration de Cocteau, de Picasso, de Satie et de Massine pour Parade (1917), les artistes français manifestent une grande méfiance à l'égard de la scène. Les soirées dada, au début des années 1920, se vouent au « non-théâtre » et les pièces de Tristan Tzara (la Première et la Deuxième Aventure céleste de M. Antipyrine, 1920 ; Mouchoir de nuages, 1922) refusent tout principe d'organisation. Le surréalisme a une attitude tout aussi radicale : Breton rejette le théâtre, pratique sociale à ses yeux indigne et compromettante. C'est la raison pour laquelle le dramaturge surréaliste français, Roger Vitrac, auteur notamment de Victor ou les enfants au pouvoir (1928), est exclu du mouvement en 1926, la même année qu'Antonin Artaud, l'autre grande figure novatrice du théâtre des années 1920. Vitrac et Artaud fondent alors le Théâtre Alfred-Jarry (1927-1929), qui, faute de moyens, ne donnera que quatre spectacles. Après cet échec, Artaud poursuivra néanmoins ses recherches pour un théâtre de la « cruauté », dont l'influence sera fondamentale à partir des années 1960.

   Entre le théâtre bourgeois conservateur et ces essais d'avant-garde, les années 1920-1930 voient l'engagement passionné d'une poignée d'artistes dans l'aventure naissante d'un nouvel art : celui de la mise en scène. Après Copeau, qui réclame un théâtre de convention, du « tréteau nu », c'est au tour du « cartel » – association de Gaston Baty, Charles Dullin, Louis Jouvet et Georges Pitoëff – de revendiquer la spécificité de la mise en scène comme art autonome. Leur théâtre fait découvrir au public les auteurs modernes étrangers (Ibsen, Pirandello, Tchekhov), tout en restant relativement imperméable aux avant-gardes européennes. Jouvet entretient une étroite collaboration avec Jean Giraudoux, l'un des rares auteurs dramatiques de l'entre-deux-guerres à se distinguer, mais dont la langue très littéraire manque de théâtralité. En réalité, le seul grand dramaturge de l'époque est Paul Claudel ; toutefois son absence de France l'empêche de se faire vraiment connaître du public. Sa rencontre avec Jean-Louis Barrault, élève de Dullin, metteur en scène et comédien passionné, sera décisive : Barrault montera le Soulier de satin (1943), Partage de midi (1948), l'Échange (1951), Christophe Colomb (1953) et Tête d'or (1959), révélant la force théâtrale de l'écriture claudélienne.

Le tournant des années 1950

L'après-guerre marque un tournant. Secouée par la guerre et la barbarie dont l'homme a fait preuve, une nouvelle génération d'écrivains s'attaque violemment au vieux théâtre bourgeois, jugé définitivement caduc. Les journalistes parleront vite de « théâtre de l'absurde », de « nouveau théâtre » ou encore d'« antithéâtre » pour désigner cette nouvelle écriture dramatique que l'on peut alors voir portée à la scène dans les petits théâtres de la rive gauche parisienne. Eugène Ionesco s'attache à désarticuler la logique théâtrale bourgeoise et à mettre l'outil de communication humain, le langage, en crise (la Cantatrice chauve, 1950 ; la Leçon, 1951 ; les Chaises, 1952). Samuel Beckett conçoit un théâtre statique, enlisé dans la catastrophe, ne proposant comme devenir à ses personnages qu'une existence répétitive et déjà mortuaire (En attendant Godot, 1953 ; Fin de partie, 1957 ; la Dernière Bande, 1960 ; Oh les beaux jours, 1963). Le rayonnement de Beckett en France est favorisé par l'intelligence et l'engagement du metteur en scène Roger Blin, à qui le dramaturge confie ses pièces. Blin, qui revendiquera toujours un théâtre des « marges », sera aussi le découvreur de Jean Genet, dont il montera les Nègres (1959) et les Paravents (1966).

   L'après-guerre n'est pas seulement marquée par la naissance de ce théâtre de l'absurde, qui se joue dans des petites salles. Tout un versant de la vie théâtrale française est préoccupée par la naissance d'un grand théâtre « populaire », marqué par le sceau du politique. Jean Vilar, nommé à la tête du T.N.P. en 1951, après avoir fondé le Festival d'Avignon en 1947, repense l'institution théâtrale ; sa volonté d'en finir avec les pratiques bourgeoises élitistes s'accorde à son désir de trouver la formule d'un théâtre à la fois « public », « populaire » et « citoyen ». Son rayonnement sera immense et son travail décisif dans l'orientation d'une politique culturelle nouvelle, engageant l'État dans la voie de la « décentralisation théâtrale » qui marque la seconde moitié du siècle. Par ailleurs, la vie théâtrale française découvre le travail de Bertolt Brecht grâce à la présentation parisienne, en 1954, de Mère Courage par le Berliner Ensemble. De grandes figures d'intellectuels, comme Roland Barthes et Bernard Dort qui développent une réflexion sur un théâtre politique dans la revue Théâtre populaire, concourent à la naissance du « brechtisme » en France. Brechtisme dont l'influence peut se lire tant dans l'écriture dramatique (celle d'Adamov notamment, avec Ping-Pong, 1954) que dans le travail de mise en scène (celui de Roger Planchon par exemple). Certains auteurs comme Jean-Paul Sartre demeurent néanmoins hostiles à l'idée d'un théâtre épique, et restent attachés à la forme bourgeoise de l'écriture dramatique.

   L'une des répercussions fondamentales du brechtisme aura été de stimuler le travail de mise en scène, en permettant aux artistes de prendre conscience de ce que toute mise en scène est une « lecture » de l'œuvre dramatique. C'est dans les années 1970-1980 que culmine l'ère du grand metteur en scène. La mise en scène cherche alors à construire un discours cohérent, souvent idéologique, autour de l'œuvre représentée. Les « classiques » font l'objet de relectures plurielles, dans des sens et des esthétiques très différents selon les metteurs en scène. Antoine Vitez pratique un théâtre du montage, qui pense sur le texte plutôt que d'en traduire la réalité immédiate, et qui cherche à redonner forme aux artifices de l'écriture classique, notamment à l'alexandrin (la tétralogie des Molière, 1978 ; le Soulier de satin, 1987). Ariane Mnouchkine, longtemps adepte de la création collective dans le sillage de 68, pratique un théâtre de l'Histoire et de la conscience politique métissant les héritages orientaux et occidentaux (1789, 1976 ; le cycle des Atrides, dans les années 1990). Le metteur en scène tend alors à détrôner le dramaturge, et à se proclamer créateur premier du spectacle.