Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
B

bande dessinée (suite)

La bande dessinée européenne

L'Europe va, dès la fin du XIXe siècle, cantonner la bande dessinée au seul public enfantin. On en trouve des signes avant-coureurs très tôt sur tout le continent : en Allemagne, Wilhelm Busch dessine dès 1865 Max und Moritz (qui influencera directement les Katzenjammer Kids – alias Pim Pam Poum – de l'Américain Dirks, 1897) ; en France, avec la parution en 1889 de la Famille Fenouillard de Christophe dans les pages du Petit Français illustré. Dans les premières années du XXe siècle, la mutation est achevée. La parution de journaux populaires destinés aux enfants est générale : citons le Corriere dei Piccoli en Italie (1908). La Semaine de Suzette (1905) et l'Épatant (1908) en France, En Patufet (1904) en Espagne. Au sein de ces titres (auxquels il faudrait ajouter pour la décennie suivante The Rainbow, 1917, en Grande-Bretagne, et TBO, 1917, en Espagne) naissent des personnages qui deviendront les mascottes de plusieurs générations de lecteurs : Bilbolbul d'Attilio Mussino (1908) en Italie, Bécassine (1905), l'Espiègle Lili (1908) ou les Pieds Nickelés (1908) en France.

   Destinée aux enfants qui lui font un accueil enthousiaste, la bande dessinée est très rapidement l'objet de critiques parfois virulentes de la part de groupements préoccupés de morale et d'éducation. Ces critiques vont de pair avec une utilisation délibérée du médium de la part des mêmes groupes, soucieux de faire passer leur message idéologique ou religieux à un public jugé influençable. Un cas particulièrement intéressant d'utilisation à but propagandiste de la bande dessinée est celui de l'Italie fasciste qui, par l'entremise du « Minculpop » (ministère de la Culture populaire), donna des instructions pour que les histoires en images servent les hauts faits du fascisme et la gloire du Duce. Autre exemple dans l'Espagne de la guerre civile, où les publications pour enfants furent l'occasion d'affrontement entre les camps nationaliste (Flechas y Pelayos, 1938) et républicain (Pocholo, 1931). Ce balancement entre rejet et récupération n'est bien sûr pas spécifique à la bande dessinée. Il est en l'espèce d'une remarquable constance au fil des décennies et permet de comprendre pourquoi toute la production restera en liberté surveillée jusque dans les années 1960.

   Le mépris dans lequel on tenait « les histoires en images » et le souci qu'on avait de les contrôler expliquent sans doute aussi pourquoi la production européenne conservera longtemps le principe de la narration avec texte courant sous les vignettes. Cette disposition vaut en France pour toutes les bandes originales produites sur place, mais également pour les traductions. On a pu voir ainsi les premiers albums de Mickey, Popeye, etc., amputés de leurs bulles de dialogue, remplacées par un pavé de texte sous le dessin... Jusqu'à la fin des années 1920, les magazines publient en majorité les auteurs du cru. Certaines maisons (en France Gautier-Languereau, Offenstadt, Arthème Fayard) se font une spécialité de ces publications qui seront remises en question par l'arrivée massive de la production américaine sur le marché européen, et l'apparition de la bulle dans les pages de Zig et Puce (Alain Saint-Ogan, 1924). Le succès triomphal de cette série impose irrévocablement le phylactère en France. Il signe aussi le succès d'un style graphique simplifié, marqué par l'esthétique Art déco, qui influencera profondément le jeune Hergé.

   Dès la fin de la Première Guerre mondiale, l'évolution de la bande dessinée européenne se fait en grande partie par imitation des nouveautés venues d'outre-Atlantique. Mickey (rebaptisé Topolino) débarque dès la fin des années 1920 en Italie, où son succès est immense. Il faudra attendre 1934 pour que Paul Winkler publie en France le Journal de Mickey qui, outre le héros qui donne son titre au journal, présente un beau florilège de la production made in USA. Ces traductions aiguisent parfois la colère de groupes politiques ou religieux qui, sous couvert de « moralisation de la jeunesse », réclament des mesures protectionnistes et font interdire certaines bandes. La loi sur les publications destinées à la jeunesse, finalement votée en 1949 par le Parlement français, s'avérera pourtant impuissante sur le long terme à endiguer les changements plébiscités par les lecteurs.

   L'exemple le plus célèbre d'une esthétique qui sait faire pièce à l'efficacité des classiques américains est bien entendu la « ligne claire ». L'expression, qui date des années 1970, désigne le trait de contour et les couleurs en aplat qui sont la marque de fabrique d'Hergé. Le succès triomphal de son jeune héros Tintin en 1929 inaugure une œuvre fascinante qui exalte la droiture et l'esprit d'aventure. Elle annonce également l'essor d'une « école belge » qui, dans les années 1950 et 1960, touchera le public bien au-delà des frontières de la seule Belgique. C'est le génie particulier de cette génération d'artistes d'avoir su élaborer des œuvres (Blake et Mortimer de Jacobs, 1946 ; Jerry Spring de Jijé, 1954 ; Gaston Lagaffe de Franquin, 1954 ; Chlorophylle de Macherot, 1954) devenues des classiques intemporels, à l'intérieur des règles contraignantes des publications pour la jeunesse.

   Les années 1960, période de profond changement social, voient progressivement la bande dessinée européenne quitter le monde de l'enfance. L'érotisme, la politique, un humour plus caustique ou référentiel font irruption dans ce qu'on appelle désormais le 9e art. La meilleure illustration de ce changement est, à partir de 1965, le succès international d'Astérix le Gaulois (de Goscinny et Uderzo, 1961), série qui multiplie les niveaux de lecture et les registres humoristiques. L'engouement dont jouit Astérix profite à Pilote, hebdomadaire qui le publie depuis le nº 1. Portés par un nombreux public de jeunes adultes, les auteurs de Pilote se réapproprient dans les années 1970 les genres canoniques de la bande dessinée pour en renouveler spectaculairement la forme et le propos. On pense aux travaux de Druillet, Christin et Mézières pour la science-fiction, Giraud pour le western, Gotlib et Bretécher pour l'humour, Fred pour le fantastique... La chronique sociale et le commentaire politique – parfois rageur – reprennent vigueur dans les pages d'Hara Kiri et Charlie Hebdo, sous la plume de Reiser, Gébé, Cabu ou Wolinski. L'érotisme acquiert droit de cité grâce au succès de scandale du Barbarella (1962) de Jean-Claude Forest, dont l'œuvre ultérieure se signale surtout par une libre exploration de tous les registres de l'imaginaire. Ailleurs en Europe, le changement se fait également sentir. En 1965, l'Italien Hugo Pratt dessine la Ballade de la mer salée, premier cycle des aventures du marin de fortune Corto Maltese. Pratt mêle habilement histoire, ésotérisme et politique dans cette saga dont le souffle rappelle les meilleures pages de Stevenson. Italien également, Guido Crepax imagine la même année Valentina, bande érotique d'ambiance onirique, renforcée par un découpage morcelé et un constant va-et-vient entre fantasmes et réalité.

   C'est également l'époque où la bande dessinée européenne s'ouvre aux influences extérieures. On découvre les travaux d'Alberto Breccia (1919-1993), dessinateur argentin d'origine uruguayenne, maître d'un noir et blanc expressionniste dont les œuvres majeures (Mort Cinder, avec Hector Œsterheld, 1962 ; Perramus, sur un scénario de Juan Sasturain, 1984) relèvent du fantastique, mais sont justiciables d'une lecture politique. Également argentin, le duo José Muñoz et Carlos Sampayo, respectivement dessinateur et scénariste d'Alack Sinner (1975) et disciples de Breccia, transcende le genre policier par un lyrisme bouleversant.

   Le lancement dans le cours des années 1970 de nouveaux périodiques plus expérimentaux (Tante Leny aux Pays-Bas, El Vibora en Espagne, Frigidaire en Italie, l'Écho des savanes, Métal Hurlant et À Suivre en France...) permet aux auteurs d'abandonner progressivement le format des séries pour des récits plus atypiques ou personnels. L'artiste emblématique sous ce rapport est Giraud qui, sous le pseudonyme de Moebius, entreprend d'élaborer des récits de science-fiction qui s'apparentent à des expériences mentales magnifiquement mises en images. Leur impact est immense en Europe et dans le monde. L'émancipation définitive de la bande dessinée se fera pourtant au détriment de ces revues qui disparaîtront presque toutes au début de la décennie 1990. Symétriquement, le marché des albums se développe et couvre une production d'une formidable variété. À côté de best-sellers qui perpétuent avec plus ou moins de fraîcheur les traditions héritées des années 1950 à 1970, certains auteurs comme Enki Bilal, François Bourgeon, André Juillard, Lorenzo Mattotti, François Schuiten ou Jacques Tardi élaborent des œuvres singulières qui suscitent l'engouement d'un public nombreux et averti. Un vivier très actif de petites structures éditoriales s'emploie à ouvrir encore le champ des possibles en offrant aux auteurs d'explorer la sphère de l'intime (auto-fiction, journal intime, récit de voyage...) ou de travailler sur le renouvellement formel : succursale de L'Oulipo, un OUvroir de BAnde dessinée POtentielle (Oubapo) rassemble ainsi un groupe de dessinateurs qui, dans l'esprit des écrivains Queneau et Perec, fait de la contrainte le moteur de la création.