Dostoïevski (Fiodor Mikhaïlovitch) (suite)
L'esthétique romanesque
L'influence de Dostoïevski sur le XXe siècle est considérable. Il a ouvert des voies nouvelles à la pensée religieuse (il écrit lui-même, dans une lettre à Maïkov, que l'existence de Dieu a été « la question principale » de sa vie), philosophique (les héros dostoïevskiens posent le problème de la liberté et de la détermination), sociale et politique, à la connaissance de l'être humain (voir l'intérêt de la psychanalyse pour son œuvre), tout en bouleversant l'art romanesque, le brassage des grandes questions ayant nécessité une forme nouvelle. L'habit de « réaliste » est bien trop étroit pour cet écrivain, qui dit lui-même : « J'ai mon regard particulier sur la réalité (en art) et ce que la majorité qualifie quasiment de fantastique et d'exceptionnel est parfois pour moi l'essence même de la réalité. La banalité des phénomènes et un regard conventionnel ne suffisent pas au réalisme. » L'écrivain perçoit de manière très aiguë les transitions qui agitent son époque : la société qui l'entoure lui apparaît comme un immense chaos au sein duquel des forces souterraines tentent de se faire jour ; il s'agit d'essayer de les découvrir, et pour cela, il nous propose un fil souvent ténu, celui d'une intrigue qui en général se déborde elle-même (importance des intrigues secondaires), où les personnages, eux-mêmes infiniment complexes, ne cessent de se multiplier, en reflet les uns des autres. Dans cet univers agité par l'angoisse, la catastrophe, pressentie puis réalisée, est omniprésente, ce qui conduira V. Ivanov et, à sa suite, de nombreux critiques, à parler de « romans-tragédies ». Ce n'est pas le seul point qui rattache l'œuvre de Dostoïevski à l'écriture dramatique ; l'importance quantitative du dialogue dans ses romans a été soulignée à maintes reprises. Le critique M. Bakhtine voit même dans le « dialogisme » l'apport essentiel du roman dostoïevskien : l'idée n'est plus monologique, elle est prise en charge par plusieurs voix (polyphonie) dont aucune ne prédomine sur l'autre, pas même celle du narrateur (souvent relayé chez Dostoïevski par un « chroniqueur »). Pour J. Catteau, le dialogue est la formule de la création littéraire chez Dostoïevski : l'étude des carnets préparatoires montre un écrivain qui compose dans un dialogue permanent avec ses personnages, qui naissent de et par la parole. C'est le dialogue qui permet au héros dostoïevskien de se découvrir, aux autres, à lui-même et au lecteur, au cours de deux types de scène qui reviennent fréquemment, les scènes de groupe, parfois appelées « conclaves », où tous les personnages sont réunis et font progresser l'action en se révélant les uns par les autres, et les scènes de confession. Sans cesse pourtant, dans ces « romans idéologiques » (B. Engelgardt), l'exploration des profondeurs de l'âme humaine, de la conscience se heurte à l'impossibilité irréductible que lui oppose la dualité fondamentale de l'être. C'est que l'œuvre de Dostoïevski n'est pas le lieu d'une certitude, mais celui du doute qui l'appelle désespérément.