Tibet (suite)
La poésie ornée
Façonnée selon les canons esthétiques et rhétoriques (sk. alamkara ; tib. rgyan) de la littérature kavya indienne, la poésie ornée comporte une métrique, une prosodie et un contenu très codifiés, un langage sophistiqué, un certain maniérisme de style importé d'Inde. L'importance du lien littéraire avec l'Inde a toujours existé dans la littérature tibétaine, mais il prend une ampleur considérable pendant la deuxième période de diffusion du bouddhisme, notamment dans certains milieux religieux (chez les Sa-skya-pa, par exemple). Sa-skya pan-di-ta (1181-1251) réalise la première traduction partielle du Kavyadarsa indien (Nyan-ngag me-long, le Miroir de la poésie), un traité d'art poétique qui constitue la base pour le développement de la poésie ornée au Tibet. Il commande également la traduction d'autres œuvres de poétiques sanskrites, de poèmes et de pièces de théâtre indiens. Il introduit au Tibet la classification du savoir de la taxonomie bouddhiste d'origine indienne, qui comporte cinq sciences mineures et cinq sciences majeures (la poésie, la métrique, la prosodie, la lexicographie correspondant à quatre sciences mineures). Dans les intentions des savants S-skya-pa, la diffusion des connaissances de poétique et d'art indiennes devait avoir une valeur éducative importante, notamment dans le cadre d'un processus de diffusion organique de la culture bouddhiste à partir de sa terre d'origine. L'influence du Miroir de la poésie est énorme au Tibet. De nombreux commentaires de ce traité et de nombreux poèmes en style kavya ont été écrits depuis le XIIIe s. jusqu'à nos jours. Parmi les plus grands compositeurs de poésie ornée tibétaine, on peut citer, entre autres, Tsong-kha-pa (1357-1419), le fondateur de l'école dGe-lugs ; le Ve dalaï-lama (1617-1682) ; le noble laïc Tshe-ring dbang-rgyal (1697-1762), auteur du Roman du prince incomparable. La tradition poétique de type kavya est toujours vivante au Tibet.
Les « textes-trésors »
Selon la tradition tibétaine, des « trésors » (gter-ma) incluant des textes et des objets religieux ont été cachés par des grands maîtres accomplis (notamment par Guru Padmasambhava, le fondateur de l'école rNying-ma-pa) à l'époque de la première diffusion du bouddhisme. La découverte de ces « trésors », commencée au début de la deuxième période de diffusion du bouddhisme, continue de nos jours ; ils sont dissimulés dans les lieux les plus divers (grottes, rochers, piliers, intérieurs de statue, mais aussi dans l'esprit d'un maître qui les découvre par « inspiration ») pour servir aux générations futures dans des moments de déclin du Dharma, et leur découverte n'est jamais arbitraire. Une prophétie prononcée au moment de la dissimulation indique l'époque de la découverte et l'identité du « découvreur du trésor » (gter-ston). Ces prédictions, a posteriori, aideront celui-ci à vérifier et à confirmer l'authenticité du trésor retrouvé. Les textes-trésors se présentent souvent sous forme de fragments de papier jaune. Parfois une écriture mystique y apparaît. On trouve des « trésors » dans diverses écoles du bouddhisme tibétain et dans le bon, mais l'école rNying-ma-pa en détient la tradition la plus riche. Au XIVe s., sous le règne de Byang-chub rgyal-mtshan (1302-1364) – chef la dynastie Phag-mo-gru qui gouverne au Tibet central –, les découvreurs de trésors prolifèrent et les textes-trésors deviennent un véritable genre littéraire. Dans le but de faire revivre la gloire de l'ancien empire, de revitaliser le sentiment national parmi les Tibétains et de légitimer son propre pouvoir, Byang-chub rgyal-mtshan adopte une série de mesures de récupération de l'Antiquité, la recherche et la découverte des textes de l'ancien empire entre autres. Il encourage en particulier l'activité du gter-ston O-rgyan gling-pa (1323 – ?), qui découvre un grand nombre de manuscrits appartenant à deux corpus : le Padma thang-yig (une biographie de Padmasambhava) et les Dires de Padmasambhava en cinq sections. Avec le cycle des légendes concernant l'empereur Srong-btsan sgam-po (le Mani bka'-'bum), découvert par Nyang-ral nyi-ma 'od-zer (1124-1192), ces textes constituent les exemples les plus remarquables de textes-trésors du point de vue littéraire. Si les spécialistes s'accordent à considérer les textes-trésors comme des apocryphes, cela ne diminue pas l'importance de cette tradition parmi les Tibétains. De nos jours, elle reste toujours très vivante au sein du bouddhisme et du bon tibétains. De nombreux « découvreurs de trésors » vivent aujourd'hui au Tibet et dans la diaspora.
L'épopée de Gesar
L'épopée (sgrung, litt. « conte ») du roi Gesar de Gling est réputée pour être l'épopée la plus longue au monde (on compte plus de 50 volumes). Sa tradition (orale et écrite) est toujours vivante, et des nouveaux épisodes sont créés de nos jours. Hormis le Tibet, elle est largement connue dans divers pays d'Asie centrale. Chez les Mongols, elle est considérée comme une tradition mongole à part entière. On possède des versions turques, bouriates et mandchous. Des chercheurs ont voulu faire le lien entre le nom de « Gesar » et celui de « César » de Rome. Les origines historiques de l'épopée de Gesar sont difficiles à tracer. Aucune référence à Gesar n'a été repérée parmi les MTD. Selon certaines sources, sa diffusion remonte au XIe s., mais les premières versions écrites datent du XVe. Au Tibet, la popularité de l'épopée est énorme, surtout dans les régions de l'Est où l'existence d'un ancien royaume de Gling est historiquement attestée. Néanmoins, aucune épreuve n'a pu encore corroborer le lien entre le Gling historique et le lieu épique. Les professionnels de l'épopée sont les bardes (sgrung-mkhan). Bien qu'analphabètes, ils ont acquis par inspiration divine des pouvoirs exceptionnels et ils peuvent chanter de très nombreux épisodes. Gesar, le héros de l'épopée, a une origine divine. Il combat pour éradiquer le mal. Chaque épisode narre un combat contre les ennemis du bien (à savoir, du Dharma) qui sont subjugués grâce à un large déploiement de prouesses magiques et pouvoirs surnaturels. Le style de l'épopée comporte l'alternance de parties narratives en prose (psalmodiées par le barde) et de parties en vers chantées. Souvent, les chants relatent des moments importants d'expression du pouvoir magique du héros. Dans l'épopée, tous les procédés de la littérature orale sont utilisés.
L'opéra tibétain
L'opéra tibétain ou a-lce lha-mo, « sœurs déesses » (selon la tradition, il s'agit de l'exclamation du public à la vue des actrices pendant une des premières représentations), est une forme de représentation complexe qui comporte un récit (alternant de la narration en prose et des parties en vers), des chants, de la danse, une utilisation très poussée du symbolisme des mouvements, du maquillage, des masques et des mélodies. Les représentations en plein air peuvent durer des journées entières. Les origines du genre, historiquement bien attesté et développé depuis le XVIIe s., ne sont pas claires. Sans doute, il s'est nourri du vaste répertoire de la littérature orale transmise par les bardes, dont on possède des traces au Tibet depuis la période ancienne. Néanmoins, aucune source écrite à notre disposition ne corrobore la tradition largement répandue au Tibet qui fait du maître-ingénieur Thang-ston rgyal-po (1361-1485) le père de l'opéra tibétain. Constructeur de ponts, sculpteur et peintre d'exception, ce vieillard à la longévité hors du commun aurait recruté une troupe dilettante de jeunes acteurs itinérants afin de collecter des fonds pour construire les premiers ponts suspendus en chaîne de fer au Tibet. La tradition lui attribue la construction de 58 ponts, dont certains existent encore. Le répertoire classique de l'opéra tibétain comporte une dizaine de récits qui, au-delà de la complexité de l'intrigue, narrent l'histoire d'un personnage exemplaire ('Gro-ba bzang-mo, gZugs-gyi nyi-ma, Pad-ma 'od-'bar), d'où l'emploi du terme rnam-thar (le même terme que celui utilisé pour les récits de vie) pour désigner les livrets d'opéra. La plupart des pièces ne sont que des adaptations des jataka et des avadana indiennes (les vies antérieures de Bouddha et des grands maîtres). Une faible minorité de pièces a une origine indigène. C'est le cas de l'Épouse chinoise et l'épouse népalaise, qui célèbre les mariages de l'empereur Srong-btsan sgam-po avec les princesses chinoise et népalaise. Normalement, les pièces de théâtre sont anonymes et non datées.