Afrique noire (suite)
Les littératures orales et leur étude
La Bible est traduite en plusieurs centaines de langues africaines et c'est là un fait remarquable, mais il n'existe de dictionnaire unilingue que dans une vingtaine de langues – en général celles que nous venons de citer –, et l'on peut dire que seules ces langues ont suscité des écrivains, c'est-à-dire des spécialistes du verbe écrit. Quant aux travaux de l'ethnologie linguistique, de l'anthropologie de la parole et de la performance, ils nous présentent un tableau de la situation africaine assez différent mais très dépendant des diverses traditions de recherche : nous ne connaissons la poésie des Baluba que parce que des chercheurs (Mufuta, Faïk-Nzuji) ont produit des travaux sur cette poésie, mais il en est de même avec le corpus de la lyrique médiévale occitane, qui est le produit de la philologie du XIXe siècle. Ainsi, le travail des chercheurs sur des traditions littéraires – les travaux menés sur l'Afrique australe et sur ces monuments culturels que sont les chants d'éloge – modifie à chaque époque notre vision des littératures de l'Afrique. Il a fallu attendre la fin du siècle dernier pour que nous ayons une édition en langue originale, traduite et annotée en français du Soundiata, le grand cycle épique sur le fondateur de l'empire mandingue au XIIIe siècle. Une édition procurant trois versions successives avait été donnée près de quinze ans auparavant ; il est certain que la comparaison de ces versions recueillies sur le terrain auprès de spécialistes de la poésie orale précise notre conception du héros mandingue. De même, les travaux de transcriptions et de traductions des épopées mvet du Cameroun ou de la Saga d'Ozidi des Ijo, constituent un corpus de longs récits épiques pleins de héros merveilleux qui élargissent nos idées sur la variété des genres de l'expression verbale en Afrique.
Certains peuples ont été traités avec une particulière attention par les ethnologues : les Malinke, par exemple, ont produit sur leur tradition un abondant discours interprétatif, aujourd'hui relayé par des textes originaux. Le travail classique de Sory Camara sur le Griot (1976), les traductions et les adaptations qu'il donne des textes mandingues, montrent une voie possible de l'évolution de l'oralité africaine quand elle est mise par écrit dans des livres. Tel est aussi le cas du travail d'Amadou Hampate Ba sur la tradition peule et sur les récits initiatiques peuls comme Kaidara, mais aussi Koumen. Transcrits, traduits, annotés, ces textes deviennent des monuments littéraires qui s'inscrivent à côté des textes épiques comme Silamaka et Poullori, des contes, mais aussi de la littérature manuscrite dont Alpha Sow et P. F. Lacroix (1966) avaient donné de précieux recueils.
La question de la présence de récits épiques dans la tradition orale africaine a fait l'objet de vastes débats. Les premières recherches n'avaient pas produit de longs textes merveilleux, mais aujourd'hui ce n'est plus le cas : l'épopée de Lyanja chez les Mongo et l'épopée de Mwindo transcrite par D. Biebuyck montrent bien combien notre connaissance du domaine était sommaire. Il y a, en d'autres termes, un rapport étroit entre les intérêts et les traditions de recherche et les théories générales que l'on peut proposer : la prudence devrait donc être de mise. Ainsi, l'analyse des traditions héroïques des Swahili, par exemple, montre l'importance du cycle de Fumo Lyongo, un héros continental dont les luttes avec le sultan de Pate sur la côte sont sans doute une image et un écho des interrelations qui ont abouti au syncrétisme culturel swahili entre les peuples de la côte et ceux de l'intérieur.
Certains groupes ont vu naître chez eux une tradition de recherche ethnolinguistique : toute une série de travaux de grande qualité porte sur la poésie des Yoruba et sur ses constituants formels. De même, la littérature liée aux pratiques divinatoires, le corpus de récits et de poèmes qui sont activés lors des séances de divination, connus sous le nom de odu ifa, ont été recueillis par des chercheurs américains mais aussi nigérians.
Une vision simpliste ne peut donc opposer la multiplicité de l'oral à la relative étroitesse de l'écrit. Le travail de mise par écrit des traditions orales se poursuit depuis les premiers contacts entre les sociétés africaines et les hommes de l'écriture. Il a abouti à des genres originaux, comme la poésie gnomique swahili ou les épopées (tenzi), mais aussi à la création d'une littérature en langues africaines et en langues européennes, dont les œuvres aux sujets historiques partagent avec leurs confrères du reste du monde des préoccupations identiques.
Les livres en langues de l'Afrique
Au monde de l'oralité communautaire, monde très largement mythique puisque dans de très nombreux cas les auteurs compositeurs chanteurs sont connus et apportent par leur interprétation même vie au verbe oral, succède peu à peu un monde de sujets historiques, dans un rapport singulier au livre et – mais dans un rapport à la fois interprétatif et prophétique – à la tradition. Les premiers auteurs sont des catéchistes ou des journalistes employés dans des missions protestantes ; tel est le cas de Tiyo Soga, qui publie une traduction du Pilgrim's Progress en xhosa et déploie une activité de journaliste et d'écrivain en anglais et dans cette langue à la fin du XIXe siècle. Thomas Mofolo, correcteur à la Mission de Paris, est sans doute le premier romancier de l'Afrique noire. Son livre, le Pèlerin de l'Orient (1907), publié d'abord en feuilleton dans le journal de la Mission puis en livre sur les Presses de Morija, est le témoignage prophétique de la crise spirituelle que provoque chez un jeune Mossouto l'arrivée du christianisme. C'est aussi une œuvre écrite dans une belle prose, toute pénétrée de la saveur des poèmes oraux sotho. Quelques années plus tard, en 1910, Mofolo compose Chaka, qui ne sera publié qu'en 1925 : il a été traduit en de très nombreuses langues et suivi de nombreux romans en sesotho (Motsamai, Au Temps des cannibales ; Machobane, Dans les cavernes sombres). L'Afrique australe fut le premier terrain de déploiement d'une intelligentsia noire : Sol Plaatje, interprète de Baden Powell lors du siège de Mafeking en 1899, traducteur de Shakespeare en langue tswana, est aussi le premier romancier anglophone de l'Afrique australe (Mhudi, 1930). Il est aussi un essayiste à la plume aiguisée et à l'esprit lucide : son livre Native Problem in South Africa, écrit en 1916, demeure l'analyse la plus éloquente et la plus juste des conséquences de la loi foncière de 1913 qui spoliait les Noirs de leurs terres et enclenchait les mécanismes qui ont conduit à l'apartheid en 1948. Il existait donc, dès avant la Première Guerre mondiale, un milieu intellectuel noir en Afrique du Sud, dans la province du Cap : ces auteurs voyageaient, étaient en contact avec les Noirs américains, mais l'Europe ne les écoutait que d'une oreille distraite. M. Fuze donne une Histoire du peuple noir en zoulou et, dès l'entre-deux-guerres, de nombreux auteurs sont connus dans leur langue et en anglais, comme les frères Reginal et Herbert Dhlomo.
L'Afrique de l'Ouest est un autre foyer de bouillonnement intellectuel, et en particulier la Gold Coast : une presse existe en akan-fanti, et la vie politique y est active ; en 1908, un avocat gold-coastien, E. Casely Hayford, publie à Londres une fiction prophétique sur l'Afrique : l'Éthiopie libérée, qui rassemble toutes les utopies de l'époque sur l'avenir d'une Afrique délivrée du colonialisme. Dès ces années paraissent au Sénégal des nouvelles et des articles en français qui poursuivent la tradition de production intellectuelle des métis franco-sénégalais comme Leopold Panet et l'Abbé Boilat.
Littérature en français
C'est en 1926 que paraît à Paris le premier roman écrit en français par un Africain, Force Bonté, de Bakary Diallo, un ancien tirailleur sénégalais qui a participé à la Première Guerre mondiale. Trois ans plus tard, Félix Couchoro, un journaliste dahoméen qui poursuivra sa carrière – mais dans la presse togolaise – jusque dans les années 1960, donne un roman marqué par l'univers du roman colonial, l'Esclave (1929). Ainsi en ces années, en Afrique même, naît une expression littéraire. Il se produit une appropriation du français qui ne doit rien au séjour métropolitain : Félix Couchoro n'ira jamais en Europe, tout comme son contemporain Jean Joseph Rabearivelo, qui écrit à Madagascar au même moment un roman sur le monde ancien, l'Interférence (1928, première édition 1988).
C'est à Paris que se crée un mouvement littéraire dont l'importance sera grande, celui de la négritude, issu de la rencontre entre des écrivains antillais, guyanais et africains. La revendication des spécificités de l'Afrique ne se fit pas sans confusion, mais elle avait l'intérêt de signaler publiquement une forme nouvelle d'appropriation de l'histoire. Elle devait lancer la carrière politique et littéraire de L. S. Senghor dont le lyrisme subtil et chaleureux a dominé la poésie africaine en français tout au long du XXe siècle. De plus, l'homme politique, président catholique d'un pays très largement musulman, qui sut se retirer après vingt ans de pouvoir, a donné une leçon de sagesse et de réalisme politique et laisse une importante œuvre d'essayiste.
Dans les années 1950 sont parus à Paris les principaux romans africains qui racontaient la vie quotidienne de l'époque coloniale dans une langue classique d'une verve voltairienne : Mongo Beti et Ferdinand Oyono ont ainsi connu en 1956 le succès. À la même époque, Sembène Ousmane, un autodidacte, ancien docker, commence une œuvre de fiction romanesque par des textes qui racontent le monde du travail, les conflits raciaux et politiques : son œuvre se poursuivra par une activité de nouvellliste et de scénariste. Désireux d'avoir un public local, il s'oriente vers le cinéma et tourne en wolof. Il est devenu l'un des premiers cinéastes africains, en tout cas le premier cinéaste d'Afrique noire à avoir produit une œuvre qui n'est pas encore achevée en ce début du XXIe siècle.
Les indépendances africaines ont semblé tarir la veine satirique francophone. Les Soleils des indépendances, fresque critique des nouveaux régimes, a eu du mal à trouver son public. Aujourd'hui, l'accueil fait au reste de l'œuvre d'Amadou Kourouma salue une voix originale qui n'hésite pas à africaniser le français et semble constituer le modèle littéraire de référence.
Nous pouvons cependant noter la vitalité de l'expression en français au Congo-Brazzaville, petit pays repéré par les linguistes comme celui dans lequel la connaissance du français est la plus largement diffusée. Des œuvres poétiques comme celles de Tchikaya UTamsi, de Tati Loutard, ou romanesque, comme celles de S. Bemba, de Sony Labou Tansi, de E. Dongala ou de H. Lopes ont véritablement marqué les dernières décennies. Un véritable champ littéraire congolais s'est constitué : peut-être est-il hasardeux de parler de littérature nationale dans des pays déchirés par la guerre civile, dont les structures étatiques s'effondrent. Les utopies reviennent chez les penseurs comme chez les romanciers : certains États ne sont-ils pas des fictions ? Le Togo existera-t-il encore dans quelques décennies ; qu'en est-il par exemple de l'ancien Zaïre aujourd'hui coupé en deux ?