Viêt-Nam (suite)
Littérature en « quôc ngu » ou écriture romanisée
C'est au début du XVIIe s. que des missionnaires européens, expulsés du Japon des Tokugawa et venus au Viêt-nam, ont eu l'idée d'appliquer à la langue vietnamienne leur méthode de transcription de l'alphabet latin déjà utilisée pour le japonais et le chinois. Alexandre de Rhodes compléta le travail de ses prédécesseurs et fit éditer en 1651 le premier dictionnaire trilingue vietnamien-portugais-latin et le premier catéchisme dans cette transcription. Ainsi naît le quôc ngu, dont l'emploi, restreint au départ dans le milieu catholique, va se répandre au XIXe s. aussi bien par l'administration française que par les mouvements patriotiques comme l'Institut privé d'enseignement patriotique du Tonkin (Dông Kinh Nghia Thuc) en 1907. Cette écriture nouvelle deviendra officielle après l'abolition des concours mandarinaux (1867 en Cochinchine, 1916 au Tonkin et 1919 en Annam) et le remplacement du chinois par le français et le vietnamien dans l'enseignement. Dans ce mouvement de vulgarisation du quôc ngu, Truong Vinh-Ky (1837-1898) et Huynh Tinh-Cua (1834-1907) font figure de précurseurs et de médiateurs de culture. Leurs œuvres couvrent plusieurs domaines de l'éducation tant morale qu'intellectuelle : dictionnaires, transcriptions en quôc ngu des œuvres anciennement en nôm ou en chinois, livres de lecture et d'initiation aux langues (classique, moderne ou étrangère), etc. Truong Minh Ky (disciple du précurseur de même nom) donne en 1886 la première traduction vietnamienne des Fables de La Fontaine avec un titre révélateur de l'époque : Truyên Phansa dien ra quôc ngu (littérallement : Des histoires françaises présentées en quoc ngu). Nguyên Trong Quan introduit, dès 1887, l'art romanesque moderne avec Histoire de Lazare Phiên. Tandis qu'apparaît le journalisme, les écrits en prose se multiplient et font découvrir les idées de l'Occident à un public avide de connaissances. Publicistes, traducteurs et auteurs se groupent autour de deux revues encyclopédiques mais surtout littéraires : la première, Dông Duong tap chi (Revue Indochinoise), 1913-1917 avec Nguyên Van Vinh (1882-1936), illustre traducteur notamment de Molière et de La Fontaine, Phan Kê Binh (1875-1921) et Nguyên Dô Muc, traducteurs des grandes œuvres chinoises ; la deuxième revue, Nam Phong tap chi (Vent du Sud), 1917-1934 avec Pham Quynh (1892-1945) à la direction comme essayiste, traducteur et critique, polyvalent et consciencieux, promoteur d'une nouvelle culture nationale alliant les valeurs morales traditionnelles aux lumières de la civilisation occidentale ; Nguyên Huu Tiên et Nguyên Trong Thuât, philologues spécialisés dans la culture classique et traditionnelle ; Nguyên Ba Hoc et Pham Duy Tôn, plus modernes avec leurs nouvelles et récits ; Dông Hô et Tuong Phô, célèbres pour leurs élégies. Les larmes et les deuils inondent la littérature des années 1920. La première pièce de théâtre moderne créée par Vu Dinh Long en 1921 s'intitule la Tasse de poison. L'été de la même année voit quatre traductions du Lac de Lamartine dont se remémorent les protagonistes du roman tenu longtemps pour le premier du genre psychologique, Tô Tâm (1925) de Hoàng Ngoc Phach. La métaphore de l'eau, souvent liée à la terre ou au mont pour évoquer le pays, fournit des accents pathétiques et patriotiques aux poèmes de forme innovatrice, celle notamment du hat noi (chant récitatif), de Trân Tuân Khai et surtout Tan Dà (1888-1938). Une nouvelle période s'ouvre avec les années 1930, marquées par deux événements littéraires : la formation du Tu Luc Van Doan (Mouvement littéraire autonome) et le combat pour la « nouvelle poésie ». À l'initiative de deux romanciers à succès, Nhât Linh (Nguyên Tuong Tam, 1906-1963) et Khai Hung (Trân Khanh Giu, 1896-1947), une équipe de jeunes aux talents variés se groupe au sein d'un périodique satirique, le premier du genre, les Mœurs, lancé en 1932 et relayé par Ngày Nay (1935-1940) : le théoricien Hoàng Dao (Nguyên Tuong Long), le nouvelliste Thach Lam (Nguyên Tuong Lan), et trois poètes : Thê Lu, champion de la nouvelle poésie ; Tu Mo, célèbre pour ses colonnes « À contre courant » ; et plus tard Xuân Diêu, coqueluche de la jeunesse. Ils se partagent la tâche de la modernisation non seulement de la langue, du style, des genres littéraires, mais aussi des mœurs et de la société. Dans Rupture (1934), une fille se dresse contre l'oppression de la famille patriarcale, tandis que dans Deux Amis (1939), Nhât Linh aborde le thème de la misère sociale et de la révolte du fils d'un mandarin prévaricateur. Les dures réalités de la crise économique, l'avènement du Front populaire en France, les courants de la pensée marxiste et freudienne freinent le romantisme et ouvrent la voie au réalisme. Quand la lampe s'éteint de Ngô Tât Tô, Vivoter de Nam Cao, l'Impasse de Nguyên Công Hoan, les Brigands de Nguyên Hông, le Veinard ou les Prostituées de Vu Trong Phung offrent de sombres tableaux d'une société qui appelle à la réforme.
Littérature de l'entre-deux-guerres
La Révolution d'août 1945 ouvre une période où domine la tendance patriotique pendant les hostilités franco-vietnamiennes jusqu'aux batailles de Dien Bien Phu. Mais les Accords de Genève en juillet 1954 partageant le pays en République démocratique du Viêt-nam (Nord) et République du Viêt-nam (Sud), entretiennent les luttes idéologiques et armées avec l'aide sino-soviétique d'un côté et l'intervention américaine de l'autre. L'indépendance et la liberté, l'héroïsme dans les combats et les souffrances multiples qui en résultent, inspirent nombre de récits, reportages, nouvelles, romans ou poèmes. Comme le Viêt-nam lui-même, le monde des lettres se divise : deux courants parallèles, idéologiquement opposés, entraînent les auteurs sur des voies où les réalités issues du contexte politique prennent le pas sur les recherches formelles ou les préoccupations de l'art pour l'art. Au Viêt-nam du Nord, la persistance de l'effort de guerre et l'orientation résolument marxiste des dirigeants conduisent à une littérature autant engagée que dirigée. On se penche dans la première phase sur les problèmes qu'engendre la consolidation du socialisme : réforme agraire, mutations de la vie rurale et urbaine, condition des ouvriers et des paysans (Nguyên Kiên, Nguyên Thi Ngoc-Tu), conflit entre christianisme et marxisme (Chu Van, Nguyên Khai). Mais, peu après 1960, l'accent porte à nouveau sur des images de guerre avec, par exemple, Nguyên Dinh-Thi et Nguyên Minh Chau. Tô Huu anime la poésie militante, et une littérature enfantine abondante concourt à l'éducation collectiviste de la jeunesse.
Au Viêt-nam du Sud, c'est un mouvement libéral et résolument anticommuniste qui l'emporte. Les belles lettres y gagnent largement en quantité comme en qualité et se développent avec les apports étrangers dans tous les genres et selon diverses tendances : rétro ou avant-gardiste, classique ou surréaliste, engagée ou désincarnée, cynique ou nihiliste. Avec un renfort venu de l'exode du Nord ou de la résistance, les écrivains et les artistes se groupent autour des revues littéraires de plus en plus nombreuses : Nhân Loai (Humanité), avec surtout les Sudistes Binh Nguyên Lôc, Son Nam (Parfum des forêts de Camau, 1962) ; Sang Tao (Création), qui veut ouvrir des voies nouvelles, avec Mai Thao (Nuit d'adieu à Hanoi, 1955), Doan Quôc Sy, Thanh Tâm Tuyên... ; Van Hoa Ngày Nay (Culture d'aujourd'hui) qui s'oppose aux bizarreries éphémères avec Nhât Linh, Nguyên Thi Vinh, Nhât Tiên... ; Dai Hoc (Études universitaires) qui traite tous les courants de pensée moderne : marxisme, capitalisme, existentialisme... avec surtout Nguyên Van Trung (Précis de recherche littéraire, 3 tomes) et Nguyên Nam Châu (Mission des lettres et des arts). Mais les deux revues les plus remarquables par la longévité, le pluralisme et le pouvoir unificateur, sont Bach Khoa (Revue encyclopédique) qui paraît pendant près de vingt ans avec Vo Phiên (le Roman contemporain, 1963), Nguyên Hiên Lê... et la revue Van (Littérature) de Nguyên Dinh Vuong et Trân Phong Giao et qui paraît onze ans avec 90 numéros spéciaux (1/3 du total) consacrés aux littératures étrangères. Mais les bouleversements politiques, sociaux, militaires avec l'intervention directe américaine dans la dernière période (1964-1975) amènent un changement dans les modes de vie et de pensée. C'est, avec Chu Tu (Amour ; Jalousie ; Argent), Nguyên Thi Hoang (Dans les bras de l'élève), la recherche de la jouissance et le cynisme. Quach Thoai exprime avec un lyrisme douloureux la misère et le désespoir de leurs compatriotes. Vu Hoang Chuong se réfugie dans un mysticisme bouddhique. Trinh Công Son fait entendre des chants pacifistes avec un mouvement représenté par les revues Hành Trinh (Itinéraire) puis Dât Nuoc (le Pays) de Nguyên Van Trung, Dôi Diên (Face à face) de Nguyên Ngoc Lan. Pendant ce temps, des voix exprimant l'angoisse, le désarroi ou la terreur s'expriment dans les œuvres notamment de Nha Ca (Voile de deuil pour Hué) et de Phan Nhât Nam (Dos à la mort). En 1975, le silence des armes met un point final à cette situation. Désormais, tandis qu'une « épuration » s'attaque aux idées comme aux écrits, rien ne va plus paraître au Viêt-nam qui n'obéisse à une rigoureuse orthodoxie. Mais dans la diaspora, qui fait suite à l'exode massif des anciens écrivains, abonde une littérature de l'exil sous toutes ses formes. Déjà, en 1982, une Anthologie de prose et de poésie de la diaspora rassemble les échantillons de 90 auteurs.