Faulkner (William Harrison Falkner, dit William) (suite)
Chronologie historique et destin collectif
Aussi Faulkner n'observe-t-il pas la chronologie de l'histoire qu'il choisit de raconter. La séquence temporelle générale est cependant nette et les récits familiaux qui en résultent sont tout à fait explicites ; chez les Compson, le fils hypothèque les terres, le petit-fils les vend ; la quatrième génération, dans le Bruit et la Fureur, se compose de Benjy, l'idiot, de Caddy, femme de mauvaises mœurs, de Quentin, qui se suicide. Chez les Sartoris, même déchéance. Chez les Sutpen, le métissage aggrave la déchéance sociale : dans Absalon ! Absalon !, Henry tue son demi-frère qui est à la fois demi-noir et amant de sa demi-sœur. À l'opposé, l'ascension des Snopes marque le triomphe de l'argent, qui prend l'aspect de la grande fortune après avoir pris celui du vol (Abe Snopes est un carpetbagger). Mais cet ordre chronologique est sans utilité, car le héros faulknérien est toujours rigoureusement contemporain à son passé dans le temps du récit. L'interpolation narrative montre que ces passés de référence, aussi divers que les personnages principaux, constituent un ensemble syncrétique où le temps fait retour et fige le destin collectif.
Ce syncrétisme conduit à la confusion des identités des personnages : Benjy mêle la chronologie des faits, mais aussi les noms (sa nièce vivante et son frère mort s'appellent tous deux Quentin). La généalogie devient errante et cet errement s'exprime dans un imaginaire gothique. Proprement infantile, il reprend le monde sous le signe d'un défaut de naissance, auquel chacun est condamné par la répétition. L'anarchie du Yoknapatawpha est celle d'un univers où tout est déjà écrit et où se lisent les preuves de la convergence. Dès lors la fable de la Chute et le mythe œdipien du Sud prédateur et usurpateur constituent des orthopédies narratives qui prennent sens dans la thématique du hors-venu, de « l'intrus ». L'univers de la circularité familiale est celui d'une constante étrangeté. La généralité de l'usurpation efface le pouvoir du père fondateur et fait de la ruine l'état bénéfique de l'indétermination – celui où Lena et Christmas peuvent symboliquement se rejoindre. L'histoire destructrice n'est, en son fond, qu'une histoire arrêtée ; le Sud n'est pas apparu un jour ; il est une manière d'éternité. Il porte en lui un point aveugle qui appelle la chronique et qui refuse l'explication. L'idiot est personnage paradigmatique : il enseigne que ce monde peut seulement être montré, comme à un enfant. Dans cette prégnance de l'apparence, rien ne peut être affirmé ni du mal ni du bien, comme rien ne peut être définitivement dit du Sud, univers certain et cependant sans substance. L'écrivain même devient enfant : celui auquel il est donné de recommencer, à neuf, en chacun de ses romans, en chacune des strates de la généalogie et de la chronologie, la vision du pays de sa naissance. L'accumulation des générations devient répétition et le mouvement de l'histoire sorte de tombeau.