France (XXe siècle) (suite)
Jouer avec le soupçon
La réalité sociale réinvestit également le roman contemporain, qui, tout en dénonçant l'illusion réaliste, ne s'interdit plus de traiter du réel. Le roman transcrit les signes, rituels, faits divers, images et symboles de notre société de consommation et de médias, et s'attache à décrire les mutations sociales. Le nouveau réalisme scrute, avec empathie mais sans complaisance, les fractures sociales (Lainé, Ernaux) et culturelles (Begag, Bouraoui), donne une voix aux détresses individuelles (Lenoir, Salvayre, Detambel) et aux marginaux d'ordinaire privés d'expression (Bon, Serena, Saumont). Le fantastique se mêle à l'hyperréalisme pour révéler l'inquiétante étrangeté du monde moderne, débusquer au tournant du quotidien l'horreur des possibles dérapages (Carrère, Ndiaye, Fleutiaux, Volodine, Huston, Darrieussecq). La crise sociale des années 1990 offre un réservoir de thèmes à des romans caractérisés par un vocabulaire cru, un style négligé et un cynisme exhibé (Djian, Ravalec, Houellebecq, Despentes).
L'individualisme postmoderne et la médiatisation des écrivains ramènent le sujet au cœur de la fiction et y ouvrent un espace autobiographique. L'année même où Philippe Lejeune définit le Pacte autobiographique (1975), paraissent deux textes aussi différents que Roland Barthes par Roland Barthes et le Cheval d'orgueil (Hélias). L'autofiction (Doubrovsky), qui permet au romancier de s'écrire très librement, délivré de l'obligation de sincérité comme de celle d'inventer, rencontre un grand succès. Robbe-Grillet en dénonce avec brio l'imposture (Romanesques, 1984). Claude Mauriac (le Temps immobile, 1975) et Roubaud (GRIL, 1989) élaborent leur vie en de complexes montages. L'autofiction glisse vers l'exhibition de soi, métaphore de l'impudeur d'écrire (Guyotat, Renaud Camus, Angot) ou revendication d'une sexualité (Duvert, Guibert, Dustan, Matzneff, Wittig). La pornographie cesse ainsi dans les années 1980 d'être censurée pour devenir quasiment un topos obligé du roman moderne. L'autofiction s'attache aussi à dire filiations et origines, avec honte, orgueil ou nostalgie (Modiano, Ernaux, Rouaud, Bergounioux, Del Castillo, Millet). Elle débouche enfin sur la biographie (plus ou moins fictive) de l'autre, célèbre ou anonyme (Puech, Macé, Michon, Quignard).
Le roman de la fin du siècle est enfin caractérisé par son goût pour la distance, la parodie et une intertextualité enrichie de multiples variantes (réécriture des lieux communs, montage filmique, sampling). La fécondité des formules et des contraintes chères aux oulipiens (Roubaud, Bens, Jouet, Lascault) héritiers de Roussel et de Queneau (cofondateur de l'Oulipo en 1960) éclate dans les textes de Perec (la Disparition, 1969 ; la Vie mode d'emploi, 1979). Nombre de romans cultivent le double registre (une lecture immédiate feuilletée d'autres niveaux pour lecteurs cultivés) : réflexions cryptées sur l'état du roman (Renaud Camus, Roman Roi, 1983), réécriture des mythes et légendes (Germain, Grainville, Rio), romans archéologiques (Nadaud), mythobiographies (Louis-Combet). À la suite d'Echenoz, Deville, Gailly, Benoziglio, Laurrent, Oster, Laurens, Olivier Rolin, Viel pratiquent un roman distancié, toujours à la limite de la parodie, jouent en virtuoses à la fois des codes du Nouveau Roman et de ceux du roman policier, s'amusent à surprendre les attentes de lecteurs rompus au pacte romanesque. Cette esthétique du détachement peut s'infléchir vers l'expression de la difficulté d'être contemporaine (Toussaint, Chevillard, Ndiaye ou Redonnet).
Le roman qui au début du siècle semblait un genre dépassé est, au seuil du XXIe siècle, plus divers et vivant que jamais : il n'a pas retrouvé la bonne conscience, mais compose avec sa mauvaise conscience et s'élabore dans un dialogue synthétique, critique et ludique avec le passé.