Proust (Marcel)
Écrivain français (Paris 1871 – id. 1922).
À la recherche du temps perdu raconte une longue et douloureuse impuissance à écrire, qui dure jusqu'au dénouement : le narrateur annonce alors une œuvre à venir qui, sans se confondre avec elle, ressemble à celle qui se termine. De fait, écrite tard, la « cathédrale » proustienne, qui est l'œuvre de nuits entières de travail, d'une composition fragment par fragment (« épinglant ici un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon livre, je n'ose dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe »), a failli ne jamais voir le jour.
Proust est né le 10 juillet 1871, de deux « côtés » très différents. Jeanne Weil, issue de la grande bourgeoisie juive parisienne, est intelligente et sensible, d'un humour incisif et d'une vaste culture. Celle qu'il ne nomme jamais que « maman » et ne quittera jamais est la complice en littérature et le grand amour, passionnel et conflictuel, de son fils. Adrien Proust, fils d'un épicier d'Illiers près de Chartres, accomplit une brillante, honorifique et lucrative carrière de médecin hygiéniste ; il publie des livres sur les maladies dont souffre son fils sans pour autant parvenir à l'en guérir. Robert, le jeune frère, devient lui aussi un chirurgien urologue réputé. Marcel (est de l'autre côté du miroir médical), enfant maladif et sensible, souffre à partir du printemps 1881 de crises d'asthme. Il passe jusque-là les étés à Illiers (Combray), puis sur les plages normandes.
Au lycée Condorcet (1882-1889), il écrit poèmes et textes courts dans des revues éphémères et découvre son homosexualité. Il étudie ensuite le droit, les sciences politiques, la philosophie, les lettres, envisage puis rejette les carrières de diplomate, de clerc de notaire, de bibliothécaire à la Mazarine (1891-1895). Très mondain, il fréquente les salons (tel celui de Madeleine Lemaire, l'un des modèles de Madame Verdurin) et rencontre Robert de Montesquiou, qui le fait entrer dans les salons aristocratiques et plus tard se reconnaîtra avec indignation en Charlus. Il tait désormais son homosexualité : ses passions, souvent platoniques et assez éphémères, débouchent parfois sur des amitiés durables, comme celle qui l'unit jusqu'à sa mort au compositeur Reynaldo Hahn après une courte liaison en 1894-1896.
La publication de quelques nouvelles, accompagnées de dessins de Madeleine Lemaire, de musiques de Reynaldo Hahn et préfacées par Anatole France (les Plaisirs et les Jours, 1896), lui attache une réputation durable de mondain décadent, fondée sur un malentendu. La cruauté des rapports amoureux et l'obsession du secret figurent ainsi parmi les motifs précurseurs de la Recherche comme dans « La fin de la jalousie » ou la « Confession d'une jeune fille ». En 1895, il entreprend un roman quasiment autobiographique où les thèmes et épisodes futurs sont présents mais qu'il ne parvient pas à « concevoir d'ensemble » et qui demeure à l'état fragmentaire (Jean Santeuil, 1952). Y figurent déjà, en particulier, des expériences de mémoire involontaire, dont Jean Santeuil ne parvient pas à tirer des conclusions esthétiques. En 1899, il se passionne pour l'historien d'art anglais John Ruskin, visite cathédrales et musées (Venise en 1900, Bruges et la Hollande en 1902), et, avec l'aide de sa mère et de son amie Marie Nordlinger, traduit la Bible d'Amiens (1904). Ce travail lui permet de mûrir sa propre théorie esthétique : « Sur la lecture », préface de sa seconde traduction de Ruskin, Sésame et les lys (1906), contient en germe doctrine et composition du « temps retrouvé ».
La mort de sa mère, le 26 septembre 1905, le brise, l'envoie pour plusieurs mois en maison de santé, mais aussi le libère. Dans une chambre dont les murs seront en 1910 tapissés de liège, il mène une existence étrange et recluse, le plus souvent alitée et uniquement nocturne, mais qui n'empêche pas les sorties, poussées par le désir physique ou celui de la documentation professionnelle. De 1907 à 1914, il passe chaque été à Cabourg, dont le tout récent Grand Hôtel deviendra celui de Balbec. Il se remet au travail, mais pas encore au roman : « J'ai clos à jamais l'ère des traductions, que maman favorisait. Et quant aux traductions de moi-même, je n'en ai plus le courage ». Au début de 1908, il publie une série de pastiches qui sont de véritables travaux pratiques d'écriture et de « critique en action » (Pastiches et Mélanges, 1919).
Genèse de la cathédrale
1908 est aussi l'année où prend forme le projet qui va aboutir à la Recherche : Proust veut réfuter la méthode de Sainte-Beuve, qui explique l'œuvre par la vie, s'interroge (« Faut-il en faire un roman, une étude philosophique, suis-je romancier ? ») et envisage une œuvre hybride : un récit illustrant l'erreur de Sainte-Beuve suivi d'un essai en forme de « conversation avec Maman ». En août 1909, Contre Sainte-Beuve, Souvenir d'une Matinée, présenté comme « un véritable roman (...) extrêmement impudique en certaines parties », est refusé par le Mercure de France. Proust recentre le projet sur le personnage de Swann et dispose en 1911 de 800 pages, soit la moitié d'un diptyque le Temps perdu / retrouvé, regroupé sous le titre les Intermittences du cœur. Tous les éditeurs refusent le manuscrit et Du côté de chez Swann est publié à compte d'auteur chez Grasset en novembre 1913.
Les thèmes n'ont pas changé depuis Jean Santeuil, mais Proust a découvert la forme romanesque qui les métamorphose : la première personne, la réminiscence et la quête de la vocation comme principe organisateur. Dès 1909, le dénouement de l'œuvre est prêt : « Le dernier chapitre du dernier volume a été écrit tout de suite après le premier chapitre du premier volume. Tout l'« entre-deux » a été écrit ensuite. » La Recherche est donc à la fois achevée depuis le début et à jamais inachevée : une version du roman est à chaque moment prête à être publiée, mais, instable, fait l'objet d'un incessant travail de réécriture et de montage par recombinaison des fragments. La guerre retarde la publication, prévue en 1914, du second volume d'À la recherche du temps perdu (c'est désormais le titre), le Côté de Guermantes. Proust en profite pour développer les aspects romanesques et comiques, ainsi que le thème de l'homosexualité ; vient surtout se greffer l'immense excroissance du « cycle d'Albertine », directement inspiré par une grave crise sentimentale : en février 1913, il engage comme secrétaire et installe chez lui un chauffeur rencontré à Cabourg, Alfred Agostinelli, accompagné de sa maîtresse. Fuyant sa passion jalouse, Agostinelli se tue en avion au large d'Antibes le 30 mai 1914, inspirant le destin d'Albertine.
Le projet de Proust gagne en ampleur à mesure que sa santé se détériore : le manuscrit continu des cahiers est enrichi de nombreuses additions, des papiers collés sur plusieurs mètres parfois, les « paperoles ». Il reparaît un peu dans le monde durant la guerre, mais le plus souvent se cloître pour travailler, avec l'aide de Céleste Albaret, qui entre à son service en novembre 1913 et restera à ses côtés jusqu'à la fin. À l'ombre des jeunes filles en fleur est publié en novembre 1918 chez Gallimard et obtient l'année suivante un prix Goncourt controversé. Proust est désormais un écrivain reconnu, et une génération de jeunes écrivains (Rivière, Morand, Cocteau, Giraudoux, Mauriac...) voient en lui un modèle. Il publie d'importants articles sur Flaubert (1920), Baudelaire (1921), et la modernité en littérature (Préface à Tendres Stocks de Morand, 1921).
Ses dernières années sont une course incessante contre la maladie et l'imminence de la mort. Tous ses textes sont corrigés et recorrigés jusqu'à la dernière minute sur les épreuves, avec l'aide de Céleste dans les moments où, trop épuisé, il ne parvient plus à lire ni à écrire. Parallèlement, il continue à entretenir une abondante correspondance avec Jacques Rivière notamment, riche de jugements littéraires et de formules esthétiques restées célèbres. Il voit paraître le Côté de Guermantes (1920-1921) et Sodome et Gomorrhe (1921-1922). Au printemps 1922, il dit un matin à Céleste : « Cette nuit j'ai mis le mot « fin ». (...) Maintenant je peux mourir. » Le 18 novembre, tandis qu'il relit les épreuves de la Prisonnière (publiée en 1923), une bronchite qu'il refuse de soigner dégénère en septicémie et a raison de son organisme délabré par des années d'hygiène aberrante et d'abus des médicaments et stupéfiants. Les derniers volumes paraissent à titre posthume (Albertine disparue ou la Fugitive, 1925 ; le Temps retrouvé, 1927), édités tant bien que mal par son frère Robert, aidé par Jacques Rivière puis Jean Paulhan.