hébraïque (littérature) (suite)
Universalisme ou nationalisme
À partir des années 70 commence à souffler un vent nouveau. L'influence des radicaux russes se répercute jusque dans la littérature hébraïque. Yehoudah Leib Lewin, dit Yehalal (1845-1925), d'abord poète de la Haskalah, écrit ensuite des satires sur le temps présent et fait œuvre de publiciste dans le premier journal socialiste, Ha-Emet. Poètes et écrivains socialistes se dressaient contre le nationalisme juif, dont le porte-parole était le rédacteur de l'Aube (Hachahar), Peretz Smolenskin (1842-1885). Avec entêtement, il répète que les Juifs ne sont pas une secte religieuse, mais un peuple indivisible, alors même qu'ils ne possèdent ni terre ni pays. Ils sont une « nation spirituelle ». L'étape suivante des nationalismes apparaît dans l'Aube avec les articles d'Eliezer Ben Yehoudah (1858-1922), pseudonyme de Perelman, qui suit la pensée de Moses Hess (1812-1875). Avec Hirsch Kalisher (1795-1874), il affirme que la conservation de la nation juive est possible par le simple amour du pays ancestral et de la langue. Il est le premier à avoir introduit dans sa maison l'usage de l'hébreu comme langue quotidienne et il entreprend son grand dictionnaire de la langue hébraïque. Ces idées sont étayées par les événements politiques des années 80 en Russie. La politique réactionnaire à l'égard des Juifs conduisant aux pogroms donne le coup de grâce aux idéaux de la Haskalah.
La génération de Bialik
L'ambition d'initier les Juifs à la culture générale et de les faire se fondre dans la société cède la place à une volonté d'auto-émancipation illustrée par le mouvement Hibbat Sion. La littérature hébraïque s'ouvre alors largement au thème de la renaissance nationale et devient le reflet des événements historiques contemporains.
La littérature écrite depuis cette époque jusqu'à nos jours comporte deux périodes essentielles : la première, appelée période de la génération de Bialik ou génération du passage, transfère le centre de la littérature hébraïque d'Europe de l'Est en Palestine. S'y rattachent les écrivains de langue hébraïque nés en Europe de l'Est au XIXe s., dont un grand nombre immigrent en Palestine et y poursuivent leur œuvre. La seconde compte les écrivains qui commencent à écrire en terre d'Israël (littérature successivement pré-israélienne puis israélienne).
Les événements qui conduiront à la création de l'État d'Israël se trouvent au centre de cette renaissance de la littérature hébraïque. Ahad Ha-Am (1856-1927) prône un sionisme culturel et spirituel en opposition avec le sionisme politique de Herzl : l'idée directrice de son œuvre est la primauté de la sauvegarde du judaïsme, porteur d'une mission morale et historique, sur celle des Juifs eux-mêmes (Au carrefour). Mais cette prédominance accordée au spirituel ne trouve pas d'écho chez Berditchevsky (1865-1921), qui rêve, pour sa part, d'une transmutation au sens nietzschéen de toutes les valeurs juives.
Bialik (1873-1934) est le grand poète de la renaissance. Il est considéré comme « le poète national » car son destin personnel s'identifie avec celui du peuple tout entier. Sa poésie est imprégnée de traditions ancestrales et sa langue de réminiscences bibliques et talmudiques. Il conte le déclin du judaïsme séculaire au profit de la Haskalah (Seul, l'Assidu). Ailleurs, il pleure ses frères tués dans les pogroms, dénonce leur résignation et prône le sionisme. Mais la poésie lyrique occupe également une place importante dans son œuvre, où il chante l'enfance, l'amour et la nature.
Alors que Bialik est un poète spécifiquement juif, l'inspiration de Tchernikhovsky (1875-1943) apparaît plus universelle. Il célèbre la passion, la nature, la beauté et l'héroïsme. Chantre de la vie, il est à la recherche du véritable judaïsme. Son Dieu est celui qui a mené le peuple d'Israël à la conquête de Canaan. Exaltant l'hellénisme, il refuse le Dieu des Juifs de la Diaspora. Pourtant, dans ses idylles, il décrit ces mêmes Juifs des villages de Russie avec indulgence et tendresse.
Les romanciers de la même époque abordent essentiellement deux thèmes étroitement liés à la vie au sein de la bourgade juive d'Europe orientale. Abramovitz, connu sous son pseudonyme de Mendele Mocher Sefarim (1835-1918), Cholem Aleichem (1859-1916) et Y. L. Peretz (1851-1915) dressent un tableau de la misère du ghetto et décrivent de façon satirique la vie quotidienne avec ses colporteurs, ses mendiants, ses talmudistes. Pourtant leur regard critique n'exclut pas un grand attachement envers les personnages de Shtetl. Mendele Mocher Sefarim enrichit notablement l'hébreu de la Haskalah d'apports postbibliques et rabbiniques et mérite le surnom de « Père de la littérature hébraïque moderne ». Ses successeurs en terre d'Israël auront, contrairement à lui et à ses contemporains, une seule et unique langue, à la fois écrite et parlée. On assistera à la fin du siècle à la renaissance de l'hébreu en tant que véhicule de pensée et d'expression de tout un peuple. Le rôle d'Eliezer Ben Yehuda est à cet égard important, bien que contesté par Mendele Mocher Sefarim lui-même et plus tard par Agnon.
D'autres écrivains, tels que Brenner, Berkowitz, Berditchevski, Gnessin, Shofman, peignent l'intellectuel juif déraciné qui, ayant perdu la foi de ses ancêtres, est déchiré entre deux mondes : il quitte son village natal et tente désespérément de survivre dans un univers sans Dieu, dans la grande ville étrangère et hostile. C'est ce qu'illustre le court roman de Feierberg (1874-1899) au titre évocateur : Où aller ? Certains iront vers la Palestine. C'est sur cette « Terre ancienne – Terre nouvelle » que va désormais prendre racine la littérature hébraïque.
Littérature « pré-israélienne »
Les auteurs qui arrivent en Palestine avec les deuxième et troisième vagues d'immigration ne se consacrent d'ailleurs pas exclusivement à leur œuvre et partagent de près la vie des pionniers qui construisent le pays. La lutte de l'homme dans sa conquête de la terre par le travail est à leurs yeux une entreprise empreinte de grandeur, qu'ils dépeignent de façon à la fois réaliste et poétique. Les personnages des romanciers comme Yosseph Arikha, David Maletz, Asher Barash, Yehuda Yaari, ne se réfèrent que très rarement au passé ; seuls comptent le présent et l'avenir. En poésie, Rahel, David Shimoni, Itzhak Lamdan célèbrent eux aussi la vie et l'idéal des pionniers.
À leurs côtés, des écrivains comme Smilansky, Hameiri et Shami décrivent les Juifs orientaux et les Arabes du pays. Bourla (1887-1969), qui descend lui-même d'une famille séfarade, consacre toute son œuvre romanesque à sa communauté d'origine, comme le fera plus tard Tabib pour les Yéménites.
À cette même époque arrivent en Palestine des poètes qui vont donner un nouvel élan à la poésie hébraïque. Leur technique est en général plus élaborée ; ils ont subi l'influence du symbolisme russe, du néoromantisme allemand, de l'expressionnisme. Abraham Shlonsky (1900-1973) se révolte contre l'autorité de Bialik. Il forge un nouveau langage dominé par des métaphores, des symboles, des images originales. Il est parmi les premiers à employer exclusivement la prononciation séfarade et crée de nombreux néologismes. Alterman (1910-1970), dans une atmosphère souvent irréelle où la mort semble abolie (Étoiles au dehors), exprime sans retenue son opinion sur l'actualité de son époque (la Septième Colonne). Si la poésie de Léa Goldberg (1911-1970), empreinte d'images concrètes, a surtout pour thèmes l'enfance, la nature, l'amour déçu (Tôt et tard), Uri Zvi Grinberg (1894-1981) professe un sionisme à caractère mystique et religieux, le peuple juif devenant pour lui un instrument sacré de la volonté divine : c'est dans son œuvre que l'on trouve les élégies les plus poignantes sur l'Holocauste (les Rues du fleuve). Yonatan Ratosh (1908-1981), lui, se veut « sémite » ; il se sent très proche des Arabes avec qui il veut retrouver les liens qui unissaient les deux peuples dans l'ancien pays de Canaan : d'où le nom du groupe qu'il anime, les « Cananéens » ou les« Jeunes Hébreux ».
Le théâtre, qui n'a jamais été un genre très répandu, voit l'émergence du dramaturge Matityahou Shoham (1897-1937), dont la pièce d'inspiration biblique Tyr et Jérusalem est créée en 1933. C'est en 1918 que « Habima », devenu plus tard le Théâtre national d'Israël, est fondé en U.R.S.S. En 1945, c'est le tour de « Ha-Kameri » à Tel-Aviv.
L'œuvre d'Agnon (1888-1970) est construite autour de deux pôles géographiques : l'Europe de l'Est, représentée par Buczacz, sa ville natale (l'Hôte de passage), et Israël, par Jérusalem (le Chien Balak). Ses personnages, issus du monde juif traditionnel, sont décrits dans une langue qu'il a lui-même forgée. Chargée de réminiscences bibliques, talmudiques et aggadiques, ses nuances en sont difficiles à déchiffrer sans une vaste culture hébraïque.
Les nombreux romans et nouvelles de Hayyim Hazaz (1898-1973) couvrent un vaste domaine dans le temps et l'espace : sabbataïsme, révolution russe, différentes communautés d'Israël, d'Europe occidentale ou du Yémen (Toi qui demeures dans les jardins) : le thème prédominant de l'œuvre est celui de l'exil et de la rédemption.
C'est pour l'indépendance d'Israël que toute une génération va combattre en 1948. La plupart des écrivains, nés sur la terre d'Israël, sont à la fois membres d'un kibboutz et du Palmach (unités de choc de l'armée organisées en 1941 pour combattre contre l'Allemagne, puis dès 1945 contre les Britanniques), d'où leur nom de génération du Palmach. Des écrivains comme A. Megged (né en 1920), N. Shaham (né en 1925), M. Shamir (né en 1921), S. Yizhar (né en 1918) ont connu une expérience de groupe par l'intermédiaire du kibboutz et du combat. L'idée directrice de cette génération s'exprime dans un essai-manifeste, l'Almanach des camarades (1946) : elle prône une littérature engagée, militante, centrée sur les intérêts collectifs. Ainsi, le titre du recueil de contes de M. Shamir Toujours nous (1952) ressemble à un programme idéologique. Dans les Jours de Tziklag (1957), S. Yizhar racontera sept journées de la vie des combattants pendant la guerre d'Indépendance ; il sera aussi le premier à exprimer des réserves morales sur le traitement du problème des réfugiés et des prisonniers de guerre arabes (le Prisonnier de guerre, 1948 ; le Récit de Hirbet Hiz'a, 1949). D'autres ouvrages de cette époque évoquent les mêmes thèmes. La prose israélienne de cette époque refuse la Diaspora, ses héros qui n'ont pas grande épaisseur psychologique, n'existent pas en dehors du cercle collectif. Ils bâtissent le pays et le défendent jusqu'au sacrifice de leur vie. Tels sont les personnages de Yonat et Alexander Sened, de Mossinsohn (Gris comme un sac), de S. Yizhar (le Bosquet sur la colline, le Prisonnier, le Convoi de minuit), de Moshé Shamir (De ses propres mains, Il allait par les champs), de Nathan Shaham (Toujours nous), d'Aharon Megged (Vent des mers, Hedva et moi).
En même temps, cette génération découvre l'Holocauste, avec un recul de plusieurs années, dans ses rencontres avec les rescapés des camps de la mort : Six Ailes pour chacun de H. Bartov, Ni de maintenant ni d'ici d'Amichai, le Contrat du chocolat de Haïm Gouri. Aharon Appelfeld, lui-même déporté, ne traite presque pas directement du génocide mais des survivants qui ne peuvent se libérer d'un passé qui les poursuit et qui tentent en vain de se forger une nouvelle vie (Fumée, dans la Vallée fertile). C'est cette même atmosphère d'horreur que l'on retrouve chez Yoram Kaniuk (Adam ressuscité) et chez des poètes comme Aba Kovner, Itamar Yaoz-Kest, Ben-Sion Tomer.