Maurice
En 1638, une première tentative de colonisation de cette île, alors déserte, par les Hollandais précède la prise de possession française, effectuée en 1715 : elle est alors baptisée île de France. En 1810, ce sont les Anglais qui la conquièrent et lui redonnent son nom antérieur d'île Maurice. À un fonds européen s'ajoutent ainsi diverses populations (malgaches, africaines, indiennes) liées à l'extension d'une société de plantation fondée sur l'esclavage. Des immigrations, chinoises ou indiennes en particulier, se poursuivent après l'abolition de 1835. Parallèlement au processus de créolisation se sont donc maintenus, dans cette île indépendante depuis 1968, des usages linguistiques multiples donnant naissance à des littératures en anglais, hindi, tamoul, créole. Le français reste cependant la langue culturelle par excellence : au XIXe siècle, son usage a pu symboliser une volonté de résistance à la colonisation britannique des Franco-Mauriciens et son extension a été soutenue par le ralliement des créoles de couleur ; aujourd'hui, son pouvoir d'attraction s'exerce aussi sur des écrivains d'origine chinoise ou indienne, tel Deepchand Beharry, qui, après avoir publié des romans et des recueils de contes en anglais et en hindi, choisit le français comme langue d'expression en 1986 pour son roman le Sang de la terre.
L'activité littéraire mauricienne a longtemps été celle d'un territoire colonial. Au XIXe siècle, elle s'est concentrée dans des cercles de beaux esprits (les Kangourous, la Table ovale...) et a été soutenue par une presse qui publiait régulièrement textes et points de vue culturels (de Franco-Mauriciens, dès 1832, pour le Cernéen ; plus largement, de créoles, dans la Sentinelle de Maurice, à partir de 1843). Le créole (selon l'acception locale, c'est-à-dire le métis) Léoville L'Homme, considéré comme le premier écrivain national, ne se départit pas du « francotropisme » général (pour reprendre l'expression du critique mauricien J.-G. Prosper) lorsqu'il s'illustre par des poèmes imités de Leconte de Lisle ou de Sully Prudhomme, ni même lorsqu'il compose des nouvelles (de 1888 à 1919) dont le héros éponyme, Mocélé, est un esclave qui ne suscite aucun remise en question des fondements du système colonial. Au début du XXe siècle, des romanciers donnent encore ainsi en livraisons régulières des feuilletons tout à fait dans la manière du roman colonial prôné par les inlassables propagandistes réunionnais M. et A. Leblond : restitutions de scènes populaires de la vie créole (Savinien Mérédac, les Pauvres Bougres, 1929), de l'atmosphère des grandes usines sucrières où se croisent Blancs et ouvriers indiens (Clément Charoux, Ameenah, 1935). Le souci d'évocation réaliste reste encore souvent battu en brèche par la persistance du mythe de l'île heureuse auquel la pastorale exotique de Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, a donné, dès 1788, une résonance tenace : de façon ostensible chez un écrivain colonial comme Arthur Martial (Au pays de Paul et Virginie, 1928) ; de façon diffuse dans les rêveries nostalgiques de Marcelle Lagesse, romancière de la génération suivante, extrêmement populaire dans l'île (La diligence s'éloigne à l'aube, 1958).
Une littérature originale commence néanmoins à émerger dans la première moitié du XXe siècle avec les œuvres de Robert-Edward Hart. De 1913 à 1948, celui-ci publie plusieurs recueils de poèmes dont l'inspiration et la facture, d'abord influencées par les romantiques anglais ou les symbolistes français, s'émancipent progressivement en intégrant aussi des éléments des cultures ancestrales des autres communautés de l'île (il traduit en parallèle de grands poèmes védiques de la littérature traditionnelle indienne). Cette synthèse de la pluralité culturelle mauricienne est encore plus manifeste dans une belle somme romanesque et poétique, pour partie autobiographique, intitulée le Cycle de Pierre Flandre (1828-1936) : cette quête d'un « royaume d'enfance » merveilleux, retrouvé dans l'éblouissement d'une communion panique avec une nature insulaire propice à la révélation, se déploie en un mythe autochtone, celui de « l'île-fée », qui dérive de rêveries sur le fabuleux continent de la Lémurie. Cette inspiration mythologique sera relayée par d'autres poètes visionnaires, tels Raymond Chasle, Jean-Georges Prosper ou Malcolm de Chazal. Ce dernier en fait le socle d'une poétique exaltant l'analogie et l'alchimie des perceptions dans des recueils d'aphorismes, comme Sens plastique (1947), qui reçurent un accueil enthousiaste des surréalistes français, puis dans des récits cosmologiques beaucoup plus hermétiques et confidentiels, comme Petrusmok (1951). Des quêtes de mauricianité se déploient dans d'autres registres dans la seconde moitié du siècle, par exemple dans l'œuvre de Marcel Cabon, « le poète-paysan ». Après des débuts poétiques, c'est dans l'écriture narrative que celui-cil trouve son expression la plus heureuse pour sublimer l'unité naissante de la nation mauricienne. Namasté, roman poétique publié en 1965 dans la lignée des récits paysans écrits par les romanciers haïtiens ou antillais (Jacques Roumain, Joseph Zobel), est aujourd'hui considéré comme un classique dans l'île. René Noyau, plus connu sous le pseudonyme de Jean Erenne, chercha, de son côté, sa voie à travers les modèles du surréalisme ou de la négritude, avant d'en venir à l'écriture en créole. C'est lui qui, en 1971, publie Tention caïma (Il y a toujours des caïmans), le premier ouvrage de fiction en édition bilingue créole mauricien-français. Ainsi légitimée, la langue populaire mauricienne devient langue d'expression, quelquefois exclusive, pour des écrivains contemporains comme le dramaturge Dev Virahsawmy (Ly, 1979). Certains poètes comme Pierre Renaud, Emmanuel Juste, Jean-Claude d'Avoine et, surtout, Edouard Maunick donnent une amplitude particulière à l'expression de la négritude. Sans renier l'apport africain à l'élaboration de l'identité mauricienne, ils chantent surtout le métissage. « Métis est mon état civil », proclame E. Maunick, œuvrant sans cesse à combler la faille identitaire, à transmuer en richesse culturelle l'écartèlement des origines diverses (Anthologie personnelle, 1989 ; Toi laminaire, italiques pour Aimé Césaire, 1990).
Nombre d'écrivains mauriciens de la diaspora maintiennent par l'imaginaire un ultime lien avec l'île : le travail de l'écriture fait retour au pays natal. Plusieurs romans de Loys Masson, pourtant exilé en France dès 1939, les Tortues (1956), le Notaire des Noirs (1961), les Noces de la vanille (1962), ramènent aux mers du Sud et laissent affleurer des rêves de robinsonnade entachés d'une culpabilité latente. Dans ses poèmes comme dans son unique roman, Alpha du Centaure (1975), Jean Fanchette dit son irréductible errance tout en cherchant à unifier espace et temps de l'exil, douloureusement dédoublés. À travers À l'autre bout de moi (1979), la Montagne des signaux (1996), Amy (1998), Marie-Thérèse Humbert greffe sur les souvenirs de son enfance mauricienne des fictions toujours conflictuelles, donnant chair à la beauté de l'île, mais taillant en pièces les mythes de l'île paradisiaque et du métissage heureux.
Une jeune génération d'écrivains vivant dans l'île témoigne aussi, dans des œuvres incisives et prometteuses publiées dans la dernière décennie, des séquelles durables d'une histoire coloniale, mal réparées par un essor économique et une alternance démocratique pourtant réussis. Dans un premier roman, le Sang de l'Anglais (1993), Carl de Souza évoquait déjà les méfiances et les peurs intercommunautaires se cristallisant autour de l'indépendance. Un second récit, la Maison qui marchait vers le large (1996), bien qu'écrit sur un ton humoristique et dans un français discrètement créolisé aux heureuses trouvailles, travaillait la même problématique de la difficile rencontre entre Mauriciens d'usages et de cultures différents. Sa troisième œuvre, les Jours Kaya (2000), fondée sur des événements réels, relate dans une langue tendue et dépouillée, une explosion de violence qui place la société hors du temps et des lois.
Ananda Devi, dans un second roman remarqué, le Voile de Draupadi (1993), avait abordé la question des pesanteurs sociales à travers des figures féminines pathétiques. Son troisième roman, Moi, l'interdite (2001), recourt à une fiction allégorique d'une violence extrême et d'autant plus dérangeante qu'elle est écrite dans une belle langue poétique. La littérature mauricienne contemporaine, désormais détachée des imitations et des représentations complaisantes, reste le lieu d'une interrogation sur une identité multiple, complexe, traversée de tensions.