Hugo (Victor Marie) (suite)
L'œuvre critique de l'exil
Hugo, sous le titre de William Shakespeare (1864), publié à l'occasion du 3e centenaire de la naissance du dramaturge anglais et de la traduction qu'en donnait son fils François Victor, manifeste l'ensemble de sa théorie littéraire, de sa philosophie militante : égalité de tous les génies, dont chacun marque un moment et un espace dans le relais des civilisations ; le dévouement des esprits aux masses fait leur rapport à « l'histoire réelle ». L'opposition de Hugo à toute position normative, ses attaques contre le « bon goût », considéré comme une castration, ses revendications anciennes en faveur de ce qu'il nomme la « liberté dans l'art » prennent un sens à l'intérieur d'un système cohérent : tentative pour fonder une esthétique de la dé-mesure, c'est-à-dire une conception de la littérature, qui ne se ramène jamais à une confrontation avec un modèle, mais qui est pur dynamisme. Il n'existe pas de norme du beau, parce qu'il n'existe pas de norme du vrai et que la quête sans espoir d'un absolu ne peut pas se dire dans un système de formes closes. La libération par la littérature exclut nécessairement un âge d'or qui serait retour à la norme rêvée. Au catalogue traditionnel des grands imitateurs, Hugo substitue une communauté non hiérarchisée des génies. En proclamant ainsi leur égalité et en s'opposant à toute idée d'un progrès en art, il dénonce le vieil idéalisme qui postule un absolu esthétique par rapport auquel toute création serait en retrait.
Cette histoire est complétée par une rhétorique caractérisée, bien plus que par l'art de la métaphore, qu'on lui reconnaît à juste titre, par l'emploi de figures cumulatives : l'énumération et une forme d'antithèse non disjonctive, qui l'une et l'autre ménagent les chances de l'ouverture et du projet. À contre-courant, puisque la poésie-objet tend, à la fin du siècle, à s'imposer de plus en plus, Hugo instaure ainsi le règne d'une poésie moderne qui serait entassement et prolifération, règne de l'écriture sans fin.
La force et la profondeur de cette réflexion sur le moi et l'histoire, le style et les œuvres, le surnaturalisme comme vérité hyperbolique de la matérialité, furent incomprises.
Le Théâtre en liberté
Fantaisiste et caustique, Le Théâtre en liberté est un ensemble de pièces, composées (à l'exception de la Forêt mouillée, qui date de 1854) de 1865 à 1869. On les découvrira progressivement : trois d'entre elles – Welf, castellan d'Osbor, les Deux Trouvailles de Gallus et Torquemada – après l'exil, quatre – dont notamment Mangeront-ils ? et l'Épée – aussitôt après la mort de l'auteur, et deux beaucoup plus tard : Mille Francs de récompense en 1934 et l'Intervention en 1951. La verve comique y accomplit ce qui était en germe dans les milliers de fragments dramatiques dont le penseur n'avait cessé d'émailler ses manuscrits. Le versant sombre en a été longtemps méconnu.
Après l'exil
Héros républicain des Châtiments (nouvelle édition dès octobre), mêlé au peuple de Paris pendant le siège, député, Hugo abandonne vite l'Assemblée réactionnaire. La mort de son fils aîné le conduit au moment de la Commune en Belgique, qu'il doit quitter pour le Luxembourg. Il perd son deuxième fils en 1873. La publication d'Actes et Paroles (1875-1876), l'élection au Sénat renforcent la puissance de l'engagement politique, centré sur la lutte pour l'amnistie, la « pitié suprême », la révolution non sanglante, contre les tentatives de coup d'État monarchiste. Tout s'organise désormais en ce sens. En 1878, Hugo célèbre pour le centenaire de Voltaire ce passage de l'homme-événement à l'homme-siècle qui résume si bien sa propre vie.
Après une congestion cérébrale, en 1878, son activité créatrice se réduit, mais l'activité politique et mondaine ne cesse pas. La mort même fait figure de manifeste pour la liberté de pensée, par le refus de l'oraison de toutes les églises, et la restitution du Panthéon au culte des grands hommes.
La poésie après 1870
Au lendemain de la guerre et de la Commune, Hugo publie les poèmes de l'Année terrible (1872). La veine de Châtiments y éclate au profit des opprimés en un décisif « Je suis avec vous », et prophétise le déluge. En 1877, une nouvelle série de la Légende des siècles paraît, puis l'Art d'être grand-père et, l'année suivante, le Pape. Les publications ultérieures, souvent motivées par les circonstances, mettent au jour des œuvres achevées pour la plupart avant 1878 : la Pitié suprême (1879), Religions et Religion, l'Âne (1880). Les Quatre Vents de l'esprit (1881), satiriques, dramatiques, lyriques et épiques, constituent une somme de poésie et la Légende des siècles (1883-1884), qu'une dernière série – après celles de 1859 et de 1877 – a permis de compléter, fait figure de recueil testamentaire. Il s'agit d'écrire sur l'écroulement du « mur des siècles ». Cette discontinuité mobilise l'angoisse de la brisure que tente de compenser le mythe central et panique d'une Renaissance naturaliste (« le Satyre ») contre les pouvoirs d'Église et d'État. Assez précisément limité au genre narratif des « petites épopées » en 1859, et destiné alors à faire de divers moments exemplaires qui s'échelonnent d'Ève à un XXe siècle rêvé autant d'étapes de progrès, le recueil s'est complété, gonflé et remanié, des séries successives à l'édition définitive, non seulement pour satisfaire une ambition historique, politique et philosophique qui totalise dans le discontinu le dialogisme de l'aventure humaine, mais aussi pour recroiser l'ensemble des débats d'idées du siècle et les aspects les plus contrastés de l'œuvre hugolienne.
Le roman d'après la Commune
En une année de retraite à Guernesey, Hugo a rédigé son dernier roman, Quatrevingt-Treize, publié au début de 1874, consacré à la Vendée, à la Convention, à la Terreur, mais aussi à l'Océan, à la nature, aux livres, à l'enfance, au dialogue des intellectuels et du peuple. Il a été préparé par la prolifération de l'Homme qui rit, précipité par le drame de la Commune et la nécessité d'une « pitié suprême » pour fonder la République.
Dans la Bretagne de la guerre de Vendée, les pouvoirs de la noblesse, de la Convention, de la raison et des armes exercent leur terreur en une tragédie familiale où la disparition des protagonistes (Lantenac, Cimourdain, Gauvain) – comme le dialogue de Marat, Danton et Robespierre, sacrificateurs bientôt sacrifiés – révèle l'opacité têtue du peuple réel, matelots, soldats, sorciers, femmes et mères, broyés au choc des idéologies et des événements. Mais les enfants échappent à ce massacre des Innocents : lacérant le livre de la vie de saint Barthélemy, ils annulent l'autorité des crimes de l'histoire, mais aussi le caractère conclusif de ce dernier roman : « la guerre civile, premier récit » laisse Quatrevingt-Treize inachevé, œuvre-question toujours ouverte.
Politique et Histoire
Actes et Paroles, ensemble des œuvres oratoires et actes publics de V. Hugo (1876), se présentent en une trilogie (« Avant », « Pendant » et « Depuis l'exil »), dont la division et les préfaces précisent le sens républicain et l'engagement socialiste de l'auteur au moment de son combat pour l'amnistie des communards. Ce recueil éclaire l'œuvre par l'action, de la lutte pour le droit et la liberté, contre l'oppression politique et sociale, la peine de mort et la misère, jusqu'à l'exigence d'une instruction publique qui libère les consciences pour une pratique de la démocratie réelle et de la fraternité universelle.
Histoire d'un crime est le récit par Victor Hugo du coup d'État du 2 Décembre, commencé dès la fin de 1851 mais abandonné en 1852 au profit du pamphlet Napoléon le Petit. Cette narration à chaud, nourrie de témoignages saisissants et d'une vaste documentation, s'organise en quatre journées : « le Guet-apens », « la Lutte », « le Massacre », « la Victoire ». En 1877-1878, Hugo repend son œuvre et la conclut avec « la Chute », dans l'urgence de la lutte contre les menées restauratrices de Mac-Mahon. Mais cette prise à partie de l'empereur pose aussi les questions les plus ardues du rapport des classes sociales, des institutions et de la politique européenne.