Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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Pologne (suite)

La Nouvelle Vague

Les événements de mars 1968 sont un point de référence, mais la Nouvelle Vague commence en 1966. Elle aspire à un changement de société, conteste la réalité polonaise, dénonce la langue de bois. Dans leur majorité, ses membres se disent marxistes, ils ne veulent pas changer de système politique, mais le rendre meilleur en parlant de tout ce qui est passé sous silence, en abordant des sujet engagés. Ils se montrent sauvagement agressifs avec leurs prédécesseurs tels Z. Herbert ou S. Grochowiak, auxquels ils reprochent de chercher refuge dans la fiction (J. Kornhauser, A. Zagajewski, le Monde non représenté, 1974). La poésie la plus innovante est celle de S. Barańczak, Communiqué, 1946 ; A. Zagajewski, les Magasins de viande, 1945 ; J. Kornhauser, Dans les usines nous jouons aux révolutionnaires tristes, 1946 ; R. Krynicki, l'Organisme collectif. S. Stabro, E. Lipska, J. Bierezin, L. Szaruga, K. Karasek, J. Markiewicz, J. Kronhold se joignent au mouvement, leurs vers dénoncent le hiatus entre la vérité officielle et les pratiques sociales, le pouvoir absolu de l'appareil politique et policier, la manipulation des faits historiques. Ils utilisent le collage, les pseudo-citations, les artifices de langue journalistique. Le suicide le l'un des leurs, Rafał Wojaczek (1945-1971), auteur de la Saison (1969), un Autre Conte (1970), révèle le tragique de leur génération condamnée à vivre dans « l'air irrespirable du mensonge appelé vérité ». Extrêmement critiques, mais tout aussi talentueux, ces poètes parviennent à préserver leur instinct artistique et à gagner les hautes sphères de la poésie, en dépit du caractère engagé de leur écriture. Le dégel momentané de l'époque de E. Gierek passé (début des années 1970), ils sont interdits de publication. Ils participent à la naissance des Presses parallèles où S. Barańczak donne la pleine mesure de sa richesse créative poussant la langue poétique jusqu'à des limites extrêmes : le Triptyque en béton, fatigue et neige (1980), l'Atlantide et autres poèmes (1986), la Carte postale de ce monde (1988), Voyage hivernal (1994), Une précision chirurgicale (1998). R. Krynicki évolue d'une « tempête de mots » chargée d'émotivité vers un « cri de silence »  qui se condense en haïku contemplatifs : Notre vie se développe (1978), Pas beaucoup plus (1981), Notre indépendance du néant (1989), le Point magnétique (1996). A. Zagajewski abandonne les métaphores aussi amples qu'heureuses de ses débuts pour des vers élégants et érudits, si purs qu'on peut y voir une froideur étudiée, une mise à distance esthétique ou un sens aigu de la qualité du bel ouvrage artistique.

   La génération de la « Nouvelle Intimité » (T. Jastrun, A. Jurewicz, A. Kaliszewski, R. Chojnacki, Z. Machej, K. Lisowski, B. Maj, S. Bereś, A. Pawlak, J. Polkowski) n'arrive pas à imposer ses « mythologies personnelles », son hypersensibilité, ses auto-vivisections, dans un contexte littéraire écrasé par la politique où elle ne peut même pas instaurer de discussions d'atelier avec la Nouvelle Vague interdite de publication.

   En marge de toute école, Zbigniew Herbert est pendant un quart de siècle la référence poétique, artistique et morale, y compris de ceux qui discutent ses choix poétiques. Refusant tout compromis avec le système en place, il s'enracine dans un dialogue philosophique avec le passé, l'Antiquité surtout, et jette un regard ironique sur la médiocrité du spectacle historique qui éprouve douloureusement la résistance des hommes : Monsieur Cogito (1974), le Rapport de la ville assiégée (1983).

   Les années 1970 sont aussi celles de la naissance d'une « prose d'opposition ». Elle est écrite par des auteurs qui ont une longue expérience du « jeu avec la censure » : K. Brandys, T. Konwicki (la Petite Apocalypse, 1979), J. Andrzejewski (la Pulpe, 1981), K. Orlos (le Troisième Mensonge, 1980), J. Krzysztoń (la Folie, 1980), B. Madej (la Pommade pour les rats, 1977), J. Komolka (la Fuite au ciel, 1989). La conscience qu'ont les Polonais des restrictions mises à leur souveraineté, du non-respect des droits de l'homme, est confrontée à leur perte inquiétante du sens de toute responsabilité individuelle : privée de liberté, les hommes perdent leur sens moral, cette déchéance leur fait honte, ils rejettent leur culpabilité sur leur oppresseur et se sentent dispensés de répondre de leurs actes. Les journaux et les mémoires connaissent des rééditions (Żeromski, Dąbrowska, Nałkowska) et des éditions (Konwicki, le Calendrier et la clepsydre (1975), les Levers et les couchers de lune (1982), le Nouveau Monde (1986). Les entretiens avec les écrivains ont droit à un intérêt soutenu. Publiés clandestinement, ils restituent un échange d'opinions dont le public est privé par la presse officielle : Mon siècle (1987), A. Wat et C. Miłosz ; Un demi-siècle de purgatoire (1987), T. Konwicki et S. Bereś ; Miłosz par Miłosz, C. Miłosz et E. Czarniecka, A. Fiut ; Sauvé à l'Est, J. Stryjkowski et P. Szewc ; Entretiens à Dragone, G. Herling-Grudziński et W. Bolecki ; Entretiens avec Stanislaw Lem (1987), S. Lem et S. Bereś ; Eux (1985), T. Torańska ; la Honte ; des intellectuels polonais face au communisme (1986), J. Trznadel. Des romans autothématiques, dont le projet est d'instaurer entre l'auteur et le lecteur une confiance réciproque, un contact direct, par-delà les structures idéologiques oppressives et mensongères, sont écrits par K. Brandys (Rondo, les Aventures de Robinson), M. Nowakowski (Deux Journées avec un ange, Un portrait d'artiste au temps de sa maturité), L. Buczkowski (Une pierre dans les langes), H. Krall (Arriver avant le Bon Dieu), K. Moczarski (Entretiens avec le bourreau). Les romans historiques restent des réflexions sur l'homme aux prises avec son héritage historique : W. Terlecki (l'Échelle de Jacob, 1988), E. Rylski (Stankiewicz), T. Parnicki (les Dons de Cordoba, le Secret du troisième Isaïe).

Vers la liberté

À partir de 1976, le cours de l'histoire s'accélère. Non seulement les événements ont une influence sur la littérature, mais la littérature est souvent le fer de lance de l'action politique et sociale. Les écrivains (J. Andrzejewski, S. Barańczak, J.J. Lipski, A. Kowalska suivis par T. Burko, J. Bocheński, K. Brandys, J. Ficowski, Z. Herbert, R. Krynicki, M. Nowakowski, W. Woroszylski, A. Zagajewski) sont parmi les premiers à s'engager dans le Comité de défense des ouvriers créé à la suite des répressions dans les usines de Radom, ils créent le Bulletin d'Information du C.D.O. pour briser la barrière de silence. Aussitôt frappés par l'interdiction de publier (entre autres sanctions), ils fondent une revue littéraire trimestrielle clandestine, Zapis (1977), puis entreprennent une action éditoriale. Naissent ainsi les Presses parallèles NOWa dirigées par M. Chojecki, puis la revue littéraire trimestrielle Puls qui se propose de « donner préférence aux auteurs qui expriment ce que vit et ressent l'homme contemporain permettant ainsi au lecteur d'opérer une synthèse qui dans un système culturel libéral se nommerait liberté ». Les maisons d'éditions (Krag, KOS, ABC) et les revues clandestines (Glos, Res Publica , Kultura Niezależna, Wezwanie) se multiplient, les publications imprimées en Pologne, aux risques de lourdes répressions, paraissent conjointement à Paris, Londres ou New York. Dès la parution des deux premiers romans (1977 : le Complexe polonais, T. Konwicki ; En Pologne, c'est-à-dire nulle part, K. Brandys), le monopole d'État en matière d'édition, le dirigisme littéraire, la censure sont brisés. L'œuvre des écrivains exilés (W. Gombrowicz, C. Miłosz, G. H.-Grudziński), mais aussi celle des auteurs étrangers (A. Koestler, G. Orwell, R. Gary) absente des librairies, est éditée par l'infrastructure éditoriale parallèle et le lecteur polonais y a enfin accès. Cette explosion éditoriale, qui abolit de fait la censure et alimente les réflexions, participe à la naissance du syndicat libre Solidarność à la suite des grèves de Gdańsk (1980). L'attribution du prix Nobel de littérature à un poète polonais, C. Miłosz, la même année, légitime le combat de toute une nation avide de liberté. L'État de guerre du 13 décembre 1981 paralyse le processus de démocratisation. Le mouvement éditorial, revenu à la clandestinité après les seize mois de liberté de Solidarność, ne se laisse pas museler : entre 1981 et 1985, période où la répression est la plus forte, 1 800 titres édités parfois à plusieurs milliers d'exemplaires paraissent, échappant au contrôle de l'appareil d'État : Opération Carthagène, A. Mandalian ; la Grève, J. Glowacki ; Rapport sur l'État de guerre (1981), J. M. Nowakowski ; le Désert de Gobie, K. Orłoś ; la Grande Peur, J. Stryjkowski ; Conversations au bord du lac, J. M. Rymkiewicz. Les livres parlant des confins orientaux de l'ancienne Pologne, officiellement particulièrement frappés d'interdiction en Pologne, parfois publiés en exil, paraissent en force : l'Atlantide, A. Chciuk ; l'Anneau de papier, Z. Haupt ; le Chemin vers nulle part, J. Mackiewicz ; De Berditchov à Rome, J. Stempowski ; Sur la haute prairie, S. Vincenz ; Mon Lwów, J. Wittlin.