Maghreb
L'isolement relatif, une injuste dépréciation par rapport à l'Orient et à l'Andalousie ont longtemps réservé aux seuls érudits le patrimoine littéraire du Maghreb. Une seule exception, grandiose il est vrai : celle dont bénéficie depuis plus d'un siècle, le Tunisois Ibn Khaldun. Or, si la supériorité d'un génie, qui fut à l'échelle non seulement du Maghreb mais de toute l'époque, Occident compris, et comporte bien des valeurs encore actuelles, n'est pas à remettre en cause, une recherche plus minutieuse fera prendre en considération d'autres écrivains qui, pour être souvent – mais pas toujours – mineurs, ne s'en signalent pas moins par des qualités de forme et de contenu.
Ici se pose une question préjudicielle. Quelle part faire, dans cette présentation, aux dialectes arabes et berbères ? Il se peut que la littérature et notamment la poésie savante aient constamment souffert au Maghreb, ainsi que l'assurait naguère l'érudit tunisien H. H. 'Abdelwahhab, du discrédit attaché à l'expression vernaculaire, discrédit dont les effets – Mouloud Mammeri s'en est plaint de nos jours – ne sont pas encore surmontés. Pour s'en tenir aux hiérarchies reçues, la précoce notoriété d'Ibn Rachiq (1000-1063 ou 1070), originaire de l'algérienne Msila, et l'estime durable où l'on tient son 'Umda donnent une idée du raffinement atteint, dès le XIe s. par l'école de Kairouan. L'invasion des Hilaliens provoqua toute une vague d'élégies, parmi lesquelles se distinguaient celles d'Ibn Charaf et d'Ibn Sa'dun. À l'autre bout du Maghreb, faut-il rattacher le cadi 'Iyad de Ceuta (1083-1149) à l'Afrique ou à l'Andalousie ? Son œuvre théologique, en tout cas, Kitâb al-Chifâ (« le Livre de la guérison »), le fait tenir pour le dernier des « grands aînés » (al-mutaqaddimûn). Les liens entre les deux rives étaient alors si serrés qu'une partie de la carrière des philosophes Ibn Tufayl et Averroès se passa de ce côté-ci de la mer, comme du reste celle d'Ibn Sab'in. Averroès (1126-1198) et sa théorie de la « double vérité » (non concordance du dogme et de la raison) ont exercé sur la pensée médiévale occidentale du XIIIe au XVIe s. (de Siger de Brabant, à Paris, à Cremonini et l'école de Padoue) une influence capitale. Quant à Ibn Tufayl, tout a été dit sur son roman philosophique Hayy ibn Yaqzan. Et, si l'une ou l'autre de ces deux grandes carrières relèvent d'un « génie andalou », la forte impulsion éthico-politique imprimée à l'Islam occidental par les Almohades n'aura pas non plus été sans effets sur leur inspiration.
Le Maghreb se situait ainsi à l'époque dans un ensemble culturel ponctué par des foyers tels que Séville, Cordoue, Grenade, la Sicile, Le Caire ; plus tard, c'est un savant de Tlemcen, al-Maqqari (vers 1592-1632), qui nous dotera, avec son Nafh al-Tib, du plus gros de ce que nous savons de la littérature andalouse. Mais déjà, au XIVe s., Ibn Khaldun avait entretenu des rapports étroits avec le dernier grand humaniste de Grenade, Lisan al-Din ibn al-Khatib, cependant que des centres de synthèse anciens ou nouveaux rayonnaient au Maghreb : Fès, Tlemcen, Bougie, Kairouan, Tunis. L'expérience maghrébine d'Ibn Khaldun comme son séjour au château de Tawghzut sont indissociables de la naissance de sa précoce philosophie ou, comme on dirait aujourd'hui, sociologie de l'histoire. Cependant, les démêlés qui l'avaient opposé au juriste Ibn 'Arafa, son concitoyen, et la façon dont tourna le conflit, montrent dans quelle direction se fixait le goût maghrébin. C'était celle des sciences religieuses. Le droit, et surtout le « droit jurisprudentiel » (fiqh), mobilisa dès lors, et presque jusqu'à nos jours, la majeure partie des énergies et des talents. La production classique du Maghreb revêtira ainsi, par rapport à l'Andalousie perdue, comme par rapport à l'Orient des maintenances, une couleur peu propice à l'enrichissement de sa gamme. Ibn Khaldun en avait eu déjà le sentiment et condamnait la vogue grandissante des « commentaires » et des « Abrégés ». Les grandes villes universitaires, Fès et Tunis surtout, accumulèrent une production d'allure professionnelle et de forme négligée. Bien que la vie concrète soit partout présente dans ces ouvrages, elle réclame, pour être reconnue, une attention rigoureuse : ainsi des innombrables recueils d'Ajwiba (« réponses »), Fatâwâ (« consultations »), Nawâzil (« cas d'espèces ») parfois compilés en œuvres gigantesques, tel le Mi'yar d'al-Wancharisi (Fès, début du XVIe s.).
Ce n'est pas que, en marge du droit, d'autres initiatives ne dussent se manifester. L'astronome Ibn al-Banna, de Marrakech, et le mathématicien al-Abili furent cependant des isolés. Le théologien al-Sanusi reste à sa façon un classique. Parmi les modes proprement littéraires, la rihla (« récit de voyage ») fut représentée, au cours des siècles, par de nombreux voyageurs : le pittoresque Ibn Battuta, al-'Abdari, al-'Ayyachi, Ahmed Ibn Nasir, al-Urtilani ; la chronique et les biographies, par d'innombrables lettrés, parmi lesquels les « historiens des Chorfa » marocains occupent une place d'honneur, entre autres al-Zayyani.
Il faut faire une place à part à un talent majeur, al-Yusi, et à ses Muhâdarât, essai très personnel d'un maître marocain du XVIIe s. À toute époque, quantité de poètes, plus ou moins tributaires de la tradition et de la circonstance, ont témoigné du culte de la langue : ainsi Muhammad ibn Zakur, Muhammad ibn al-Tayyib al-'Alami, 'Ali Misbah. Plus sans doute que ces derniers, enclins à tomber dans la virtuosité formelle, le lecteur moderne apprécie l'acuité morale des spirituels. On trouve de ceux-ci à toute époque. Notons surtout les Haqa'iq wa raqa'iq du cadi al-Maqqari et les aphorismes recueillis en grand nombre de Zarruq, d'Ahmad ibn Yusuf ou du cheikh al-Darqawi. Le mystique Muhammad al-Harraq de Tetouan (mort en 1845) a laissé des poèmes d'une envolée admirable. La correspondance (rasâ'il) des maîtres de confrérie témoigne parfois de profondeur psychologique : ainsi celle du cheikh al-Tijânî (fin XVIIIe s. – début XIXe s.). Dans un genre désolé par la sécheresse des nomenclatures ou des élégances toutes verbales, on trouve, dans ces productions apparentées au droit et à la religion, des matériaux qui, pour être traditionnellement exclus de l'adab, n'en participent pas moins d'une véritable littérature maghrébine.
Au Maroc, l'époque précoloniale s'acheva sur la savoureuse Salwat al-Anfas de Muhammad ibn Ja'far al-Kittani (Fès 1858-1927) et sur l'histoire d'Ahmad al-Nasiri al-Salawi (Salé 1835-1897), Kitab al-Istiqsa. Même poussée historique en Tunisie avec Ibn Abi'l-Diyaf (« Beddyaf »), cependant qu'en écho à la nahda orientale se détachent déjà des lettrés d'un nouveau type : le poète Qabado ou le mémorialiste Muhammad al-Sanusi. Ils ont eu presque jusqu'à présent des continuateurs : historiens, comme Muhammad Dawud et Tawfiq al-Madani, juristes comme Muhammad al-Hadjdjuwi ou Tahir ibn 'Achur, poètes comme Muhammad al-'Id ou Mufdi Zakaria. (BERBÈRE [littér.] .)