Pologne (suite)
Deux littératures
À partir de 1945, et au cours des cinq décennies qui suivent, la Pologne connaît, outre celle de la guerre, deux vagues d'expatriations : après les événements de 1968 (campagne dite « antisioniste » du gouvernement de Władysław Gomułka réprimant par ailleurs particulièrement la liberté d'expression, les intellectuels, les écrivains) et ceux de 1981 (instauration de l'État de guerre par le général Jaruzelski) ; mais aussi trois vagues de retour d'écrivains : à la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1956 (fin du stalinisme), après 1989 (négociations de la Table ronde instaurant le pluralisme politique suivi de la dissolution du P.O.U.P). Entre 1945 et 1989, la dichotomie de la littérature polonaise en littérature de l'exil et en littérature publiée en Pologne, sous le contrôle plus ou moins étroit de l'État selon les époques, est un fait marquant.
À la fin des années 1940, les écrivains se regroupent autour de la revue Wiadomości en Angleterre puis, de plus en plus, en France autour des Éditions de l'Institut Littéraire et du mensuel Kułtura. Le numéro du mois de mai 1951, où paraît l'article de C. Miłosz « Non » expliquant les raisons de son exil et un premier extrait du Trans-Atlantique de W. Gombrowicz, instaure la résistance culturelle dans le havre de liberté créé par J. Giedroyć et ses collaborateurs. Sans la « Bibliothèque de Kultura », l'œuvre des deux auteurs majeurs (W. Gombrowicz et C. Miłosz), comme celle des nombreux « Gardiens de phare » (C. Straszewicz, G. Herling-Grudziński, J. Stempowski, A. Wat) ou des écrivains-météores au talent condensé parfois dans une œuvre unique (J. Maurer, Z. Haupt, J. Poray-Biernacki, Leo Lipski) interdite en République populaire de Pologne n'aurait pu exister. La dispersion géographique des auteurs (Gombrowicz en Argentine, Miłosz aux États-Unis, Herling-Grudziński en Italie, Leo Lipski en Israël...) favorise l'expression des individualités littéraires, mais prive les écrivains de tout soutien institutionnel, du contact immédiat avec le public pouvant les lire dans le texte, ou des échanges multiples avec la critique. Maria Danielewicz-Zielińska (1907) est le plus éminent critique et historien de la littérature polonaise en émigration. Un seul groupe littéraire déroge à la règle de la solitude, le groupe Continents. Nés en Pologne entre 1934 et 1939, après avoir partagé la géhenne de leurs familles en Sibérie et au Moyen-Orient, ces écrivains vivent en Angleterre et ne se sentent « ni d'ici ni de là-bas » (A. Czerniawski, M. Badowicz, A. Bursza, L. F. Buyno, B. Czaykowski, J. Darowski, E. Dietricz, J.A. Ihnatowicz, Z. Lawrynowicz, M. Paszkiewicz, J. S. Sito, F. Śmieja, B. Taborski).
En Pologne, après une période de révolution en douceur (en littérature un rôle actif est dévolu à la revue Kuźnica [la Forge], où Jan Kott met son génie à convertir les intellectuels au marxisme, et à l'hebdomadaire Odrodzenie [la Renaissance] dirigé d'abord par K. Kuryluk puis par J. Borejsza), le Congrès des écrivains polonais convoqué à Szczecin en janvier 1941 instaure le réalisme socialiste. Il marque une coupure avec l'héritage littéraire tant polonais qu'européen (les œuvres anciennes et modernes des pays impérialistes sont interdites), la littérature soviétique est le modèle à suivre. Les masses prolétariennes et paysannes sont le destinataire privilégié de la littérature, aussi les dictionnaires sont révisés restreignant le vocabulaire utilisable dans les fictions à celui accessible à cette couche de la population. Seuls les sujets autorisés (la lutte pour la paix, la lutte pour le plan de six ans, la collectivisation de l'agriculture, la lutte contre l'infiltration d'agents fascistes) peuvent donner lieu à une publication, les écrivains ne sont plus que « les ingénieurs des âmes humaines », le fruit de leur travail doit servir la formation idéologique de la nation et la propagande marxiste. Ils sont contraints à des réunions bimensuelles de « sections créatives » où leur travail de production est commenté par le collectif, à des séjours dans les usines et dans les champs (les statistiques prévisionnelles de 1950 prévoient le « déplacement de quatre-vingts auteurs sur le terrain » avec pour résultat « trente-huit romans, seize nouvelles, six plaquettes de poésie, quatre pièces de théâtre »). En échange, ils bénéficient d'un mécénat de l'État qui leur assure un statut privilégié dans un pays ruiné par la guerre. Czesław Miłosz émigre (il décrit l'instauration du réalisme socialiste dans la Pensée captive, 1953), quelques écrivains confirmés s'enferment dans le silence (K. Truchanowski, 1904-1994 ; Z. Herbert, 1924-2000), nombre de plumitifs reçoivent des prix littéraires, des jeunes auteurs (les Boutonneux) sèment l'effroi dans les rangs de leurs aînés au nom de « la bataille pour Maïakovski », parmi eux seuls quelques jeunes écrivains (W. Szymborska, 1923 ; T. Konwicki, 1926) confirment leur talent après 1956. La « production » littéraire de cette époque meurt en 1956 tant sa médiocrité est avérée. L'exception concerne le seul roman de valeur Cendre et diamant (1947) de J. Andrzejewski, même si l'auteur, fervent converti au marxisme, l'écrit selon un canevas proposé par le ministre de la Sûreté à des fins politiques. La poésie résiste un peu mieux à la pression idéologique (T. Różewicz se réfugie dans le « traumatisme de guerre » ; J. Przyboś, pourtant membre du P.O.U.P., accepte à peine de simplifier sa poétique par une réduction des métaphores ; L. Staff garde son indépendance en opérant une rupture formelle avec la régularité du vers et l'esthétique, parce qu'« après le massacre l'utopie comme la sagesse ne peuvent plus être envisagées » et connaît sa troisième période d'une qualité similaire à celles des précédentes avec le Temps inerte, 1946 ; l'Osier, 1954 ; les Neufs Muses, 1958). Le théâtre est totalement assujetti, la fonction d'exécuteur des transformations « voulues par Marx, Engels et Lénine » est dévolue à la critique littéraire, ultime instance de la censure.
Le Poème pour adultes (1955) d'Adam Ważyk (1905-1982) ou la Défense de Grenade (1956) de K. Brandys (1916-2000) annoncent la déstalinisation. S. Cat-Mackiewicz (1896-1966) donne le signal du « retour au pays » en regagnant la Pologne. Le VIIe Congrès des écrivains (2 décembre 1956) rejette définitivement l'allégeance sans condition au pouvoir politique, réclame l'abolition de la censure, la suppression des listes de livres interdits... Désormais, pendant vingt ans, les écrivains n'ont de cesse de se battre pour leur liberté de parole et se livrent à un jeu, souvent douloureux avec la censure. En 1956, année d'embellie, les lecteurs polonais découvrent Sartre, Camus, Steinbeck, Faulkner... L'usage d'une périodisation de la littérature, en fonction des générations successives, s'instaure même si celle-ci est quelque peu artificielle [les débutants de 1956 ne se regroupent ni autour d'un programme ni d'une tranche d'âge : les auteurs qui se sont tus pendant l'époque stalinienne sont enfin publiés. Leurs individualités littéraires sont très différentes, les genres littéraires et les poétiques qu'ils pratiquent également. Certains sont poètes : T. Nowak, (1930-1991) ; J. Harasymowicz, (1933-1999) ; S. Grochowiak, (1934) ; A. Bursa, (1932-1957) ; E . Bryll (1935). D'autres romanciers : W. L. Terlecki (1933-1999), M. Hłasko (1934-1969), J. Krasiński (1928-1999). M. Nowakowski (1935), W. Odojewski (1930), Z. Herbert, M. Białoszewski (1922-1983), B. Drozdowski. T. Różewicz, S. Mrożek (1930) font souffler un vent nouveau sur le théâtre : entre 1945-1948, on parle de la génération de la guerre, c'est l'aube de la Paix ; entre 1949-1956, de la génération des Boutonneux, c'est le réalisme socialiste ; entre 1956-1960, la génération publiant dans la revue Współczesność ; entre 1960-1968, la génération de la revue Orientacje ou Notre petite stabilisation ; en 1968-1970 apparaît la génération de La Nouvelle Vague. Entre 1976-1989, un groupe de poètes s'appelle La Nouvelle Intimité ; entre 1989-1999, on parle du groupe de la revue BruLion et de sa stratégie du scandale.
Entre 1960 et 1969, la génération de la petite stabilisation, particulièrement réticente à envisager les questions politiques, se tourne volontiers vers les mythes, les traditions, auxquels elle donne de nouvelles versions : B. Sadowska, E. Stachura (1937-1979), A. Zaniewski, R. Krynicki (1943). Poursuivent leur carrière T. Konwicki, qui publie ses meilleurs romans [la Clef des songes contemporains (1963), Rien ou le néant (1971), l'Ascension (1967) où il remet en question ses premières œuvres et dresse un inventaire des intrications d'un monde où la vérité se confond avec le mensonge] ; A. Kuśniewicz (1904-1993) ; R. Bratny dont le roman, la Génération des Comlomb nés en 1920, devient un classique ; S. Lem (1921) ; T. Różewicz parvient dans son théâtre et sa poésie à une cristallisation de l'image dramatique du monde ; J. Iwaszkiewicz évalue la valeur de la vie face à la mort.